Rembobinons” fait la mise au point juridique sur œuvre marquante de la culture populaire. Et si le jeu planétaire GeoGuessr, où l’on devine sa position dans le monde à partir d’une vue de rue, nous éclairait sur une question au cœur du droit du numérique ?

Géobloquer, c’est supprimer ?

Pour ceux qui ne connaissent pas GeoGuessr : c’est un jeu en ligne basé sur Google Street View. On y est parachuté quelque part dans le monde et on doit deviner sa localisation exacte à partir d’indices visuels — un panneau, une langue, une ligne au sol. Ce jeu de logique nous apprend une chose fondamentale : la localisation change tout.

Transposez ce principe à une plateforme web, et demandez-vous : si un contenu est accessible uniquement depuis l’étranger, existe-t-il vraiment aux yeux du droit français ?

Une question loin d’être théorique, comme en témoigne la décision rendue par la Cour d’appel de Paris le 13 juin 2025. 

Rembobinons. En 2022, une société française est prise pour cible sur un site collaboratif francophone dédié à la lutte contre les arnaques. Internautes frustrés, commentaires virulents, mots forts. Le tout reste en ligne malgré plusieurs mises en demeure.

Saisie, la justice ordonne la suppression des propos litigieux. Mais l’éditeur du site opte pour une solution intermédiaire : il géobloque. Autrement dit, les commentaires restent accessibles… sauf depuis la France.

Une mesure jugée insuffisante par la société concernée. La Cour est appelée à se prononcer : géobloquer un contenu, est-ce le supprimer ?

Quand la géolocalisation oriente le droit

La Cour d’appel de Paris va trancher clairement : oui, le géoblocage peut valoir suppression, à condition que le public visé soit exclusivement français.

Dans le cas présent, les services de la société visée s’adressaient uniquement à des consommateurs français. Dès lors que ces derniers ne pouvaient plus accéder aux commentaires, ceux-ci ne produisaient plus d’effet dénigrant.

En d’autres termes : ce qu’on ne voit pas, n’existe pas juridiquement.

Mais l’entreprise plaignante ne s’arrête pas là. Pour elle, le fait même de géobloquer reviendrait à reconnaître l’illicéité des propos. Elle tente alors d’obtenir un aveu judiciaire, ce qui renforcerait sa position.

La Cour d’appel refuse. Pour elle, géobloquer n’est pas avouer. Les conditions d’un aveu judiciaire, strictement définies par le Code civil, ne sont pas réunies.

Autre leçon juridique : tous les commentaires ne se valent pas. La Cour distingue : d’un côté, le terme « arnaque », perçu comme une expression de mécontentement entrée dans le langage courant ; de l’autre, des mots plus graves comme « escrocs », « abus de confiance » ou « margoulins », associés à des infractions pénales. Sans preuve ni contexte, ces derniers sont jugés dénigrants car ils portent atteinte à l’image de la société.

Sans preuve ni contexte, ces derniers sont jugés dénigrants, car ils portent atteinte à l’image de la société.

Dans le périmètre de la LCEN : l’obligation de retrait confirmée

La loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) impose à tout hébergeur ou éditeur de retirer sans délai les contenus manifestement illicites dont il a connaissance.

En l’espèce, la société avait reçu plusieurs notifications précises, identifiant des commentaires problématiques. En ne les retirant pas promptement, elle engage sa responsabilité.

Même si le géoblocage est jugé suffisant pour certains contenus, le défaut de suppression immédiate de commentaires illicites reste une faute.

Le droit, une question de point de vue ?

Comme dans GeoGuessr, tout dépend de l’endroit où l’on se place. Un même contenu, vu depuis le Canada ou depuis Paris, n’a pas les mêmes effets juridiques. La territorialité, dans le monde numérique, devient un critère déterminant de responsabilité.

Cette affaire marque un tournant : les juges français reconnaissent que le filtre géographique peut suffire à neutraliser un contenu litigieux, à condition que le public concerné soit effectivement exclu.

Un avertissement aux plateformes : la géolocalisation ne protège pas de tout, mais bien utilisée, elle peut faire la différence entre la sanction et la conformité.

Dans le droit du numérique, un même contenu peut changer de statut selon l’endroit d’où il est visible : la localisation façonne le régime juridique applicable.  Encore faut-il savoir les lire — ou se faire accompagner pour en tracer les contours.

  • publié le 11 juillet 2025