« Rembobinons » fait la mise au point juridique d’une œuvre ayant marqué la culture populaire. Est-ce que les grands chapitres du film magistral « le Parrain » illustreraient dans une certaine mesure quelques grandes étapes structurantes de l’histoire des régulations ?

« J’ai confiance en l’Amérique. Elle a fait ma fortune (…) mais pour la justice, il faut aller voir Don Corleone ». 

Les premières images de l’immense film de Francis Ford Coppola posent sa problématique complexe toujours liée à la Justice. Désireux de venger sa fille attaquée par des voyous, Amerigo Bonasera, croque-mort sicilien basé à New York, vient implorer l’aide du Parrain, le grand Don Corleone incarné par Marlon Brando. Il a d’abord tenté la voie de la justice d’état, qui n’a selon lui pas été suffisamment sévère, les criminels n’ayant écopé que de sursis. Pas d’inquiétude, en l’échange d’un petit service qu’il réclamera au moment opportun, le Parrain accepte de venger -selon ses propres règles- la fille d’Amerigo. 

La scène met en exergue la façon dont la famille Corleone a établi son propre corps de règles, parallèle à la justice nationale, et a imposé son autorité informelle sur son territoire

Corleone est un village brûlé par le soleil dans l’arrière-pays au sud de Palerme, lieu de massacres sanglants jusqu’à la fin du vingtième siècle. Au premier âge de l’histoire de la famille qui emprunte son nom pour le film, elle vivait sur ces terres torrides jalonnées d’églises, avant d’émigrer. En parallèle des mouvements des autorités diverses pour appréhender la Sicile et y entrechoquer des tentatives de régulations, régnaient la loi du plus fort, la loi du sang et la loi des mafias, formes dérivées de justices tribales et coutumières. Des règles contre l’Etat, hors de son pouvoir, enracinées dans des temps anciens, comme momifiées. N’en déplaise au mythe de la mamma épouse respectée qui commanderait dans l’ombre, les femmes sont alors invisibilisées : elles n’étudient pas, ne décident pas, n’ont pas de moyens, ne disposent pas totalement de leur corps, n’apparaissent même plus, bonnes à recevoir  des coups.

Bref, le premier âge du Parrain c’est la régulation tribale, coutumière, mafieuse, locale, patriarcale. En émigrant outre-Atlantique, la famille Corleone importe sa loi tribale et mafieuse. Mais voilà : avec le temps, les enfants grandissent, tout comme les envies de respectabilité. Sans jamais devenir légale, la famille s’essaye à de maigres tentatives de régularisations. Initialement, elle tente de ne pas toucher à la drogue, cultivant ses appuis politiques influents et diversifiant sa présence par des affaires et investissements légaux. Autour des Corleone, la régulation a commencé à l’intérieur des familles. Les membres doivent adhérer à des codes stricts d’omerta, de respect, de loyauté et de conduite, garantissant ainsi un ordre interne. Peu à peu, la structure familiale se met en quête d’honorabilité sociale publique.

Elle tente – sans réussir – de se rapprocher de l’ordre légal étatique. Pour s’internationaliser, elle singe aussi – sans y parvenir – les processus d’auto-régulation.

L’auto-régulation, notamment au sein des entités multinationales, s’est développée au vingtième siècle, en incluant l’établissement de codes de bonne conduite, en interne, et de programmes de conformité auto-controlés, à un échelon transnational. Les groupes et entités ont grandi, devenant plus gros que les États, et leur auto-régulation transnationale est, par de multiples aspects, plus puissante que la régulation étatique à laquelle ils échappent.

Seule alternative pour les États : imposer des règles contraignantes susceptibles d’atteindre des entreprises toujours plus intouchables.

Le Parrain et l’illusion de l’autorégulation

Bien que les codes de conduite établis par certaines multinationales avec leurs partenaires et investisseurs aient marqué une première étape vers la responsabilisation par la force contractuelle, un processus initié dès les années 1930, le contrôle de leur respect et l’application des sanctions demeuraient souvent inefficaces. Ainsi, après l’autorégulation et la responsabilisation, l’étape suivante consistait logiquement à instaurer une norme contraignante à un niveau supranational. 

L’inévitable ascension vers une régulation transnationale. On voit Michael Corleone internationaliser son influence, étendre son action à l’étranger, rendre visite au Pape… Mais malgré sa puissance et son influence, la famille Corleone ne peut échapper indéfiniment à une régulation supérieure. À la fin du film, Michael Corleone, le successeur de Vito, se retrouve de plus en plus isolé et confronté à des forces externes qu’il ne peut contrôler. La famille est mise sous pression par des autorités fédérales, supérieures, et des rivaux déterminés. 

Dans la réalité contemporaine aussi, les régulateurs doivent se hisser toujours plus haut afin d’atteindre des entreprises multinationales. Elles ne peuvent en effet être efficacement régulées que par des efforts coordonnés et transnationaux. L’Union européenne, principalement, joue un rôle crucial en établissant des standards et des régulations qui transcendent les juridictions et parties prenantes locales. Depuis quelques années, de grands textes européens sont construits sur ce modèle, afin d’établir des normes contraignantes applicables non seulement en Europe, mais aussi avec un impact global et mondial. Du RGPD à l’IA Act en passant par le DSA ou le DMA, la volonté des institutions européennes est claire : transcender les frontières locales pour mieux réguler ces géants économiques. 

L’inter-régulation comme mode de régulation ultime. Afin de repousser toujours davantage les limites des frontières nationales, plusieurs textes européens prévoient également la mise en place de mécanismes d’inter-régulation mettant en jeu des forces multi-étatiques. A cet égard, le DSA prévoit l’instauration de régulateurs nationaux, les coordinateurs des services numériques, eux-mêmes centralisés autour du « Comité européen des services numériques ». La directive NIS 2, qui offre un nouveau cadre pour la cybersécurité et la résilience européenne, prévoit le même mécanisme de désignation d’autorités compétentes, de points de contact uniques et régulateurs nationaux

L’avenir confirmera – on l’espère – que des nouveaux modèles de régulation porteront des fruits justes et efficaces.

 

Epilogue : Un dernier passage par la région de Corleone et d’Alcamo : des familles pauvres et honnêtes ont immigré aussi, pas toujours vers les Etats-Unis, mais vers la Tunisie puis la France. Les années passaient sans que la sociologie n’ait évolué, bon nombre de mamies restaient analphabètes pour n’avoir pu aller à l’école. Aussi je rends hommage à ces ancêtres, lorsqu’en septembre 1970 ils ont découvert la France pour la première fois, et assumé la déflagration toujours perpétuée, de l’amour de la France et de la passion des années 70. 

« Nous avons confiance dans la France et l’Europe. 

Et pour la liberté, le travail, et la recherche de la Justice, tu as notre feu vert».

  • publié le 14 octobre 2024