Dans le flux tendu de l’actualité, il est fréquent de voir des imprécisions ou idées reçues s’imposer dans le récit médiatique. Grâce au recul et à l’expertise de ses contributeurs, la rubrique “Dans les faits” permet d’y voir plus clair. Deuxième volet d’une analyse en deux parties sur la notion d’économie de guerre associée à la politique militaire française.
La première partie de cette analyse, parue dans l’édition précédente de 90°, est à retrouver ici.
Comme vu précédemment, de nombreuses instances préconisent un effort accru de l’État français en matière de programmation militaire, dans l’hypothèse d’un conflit d’ici 5 ans. Mais alors, pourquoi démarrer un tel effort dès à présent, si la guerre est prévue dans 5 ans ?
Essentiellement parce que le développement de nouvelles capacités de production de matériels anciens prend déjà beaucoup de temps. Selon son Président, il a fallu 36 mois à Dassault pour passer d’une production d’un peu plus d’un avion Rafale par mois à 3 aujourd’hui. Et, au-delà de l’augmentation de la capacité de production d’usines existantes, ce sont de nouvelles usines qu’il faut faire sortir de terre et c’est encore plus long.
Si la Pologne a annoncé qu’elle procédait à des achats très importants de matériels disponibles « sur étagères » auprès des Etats-Unis mais aussi de la Corée du Sud (1 000 chars de combat K2, 700 automoteurs d’artillerie chenillés K9 pour 15 milliards de dollars, par exemple) c’est parce qu’elle ne dispose pas des capacités propres de les produire, que les stocks n’existaient pas en Europe à ce niveau et que les coréens ont maintenu, eux, une industrie de production importante, compte tenu de leur voisin nord-coréen. Ils ont conservé une économie de guerre, puisque la guerre est à leur porte. La réaction de Pologne est logique compte tenu de la proximité géographique de l’armée Russe, mais elle s’apparente aussi un peu à une situation de panique.
Sur l’environnement général, la réalité de la menace extérieure est connue, mais l’économie reste dans une organisation générale qui ne prend pas en compte ce nouvel état de fait. L’augmentation des capacités de production nécessite des financements importants et les critères ESG et la taxonomie verte qui y est liée sont devenus des éléments déterminants des choix de financement internationaux et excluent quasiment de fait les industries de défense. Certains fonds ou banques européennes ont même choisi d’interdire purement et simplement tout financement dans le secteur de la défense.
L’association française des investisseurs institutionnels (Af2i) a très clairement démontré, dans un rapport récent, que si les industries de défense n’étaient pas expressément exclues des critères ESG, elles étaient clairement défavorisés dans ces analyses : la gouvernance indépendante et la transparence sont des facteurs clefs de l’analyse ESG, alors que la gouvernance étatique et le secret défense des entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD) sont des critères obligatoires.
La BITD française concerne 9 grands groupes et 4000 PME et ETI ;si les grands groupes réussissent à se financer sur les marchés, ce sont les PME et ETI qui connaissent des difficultés importantes de financement, alors qu’elles représentent en moyenne, en tant que de sous-traitants, 70% de la valeur d’un matériel militaire vendu par un grand groupe.
Enfin, facteur négatif supplémentaire, 2024 marque la fin de la période d’exception COVID aux critères de Maastricht ; la contrainte budgétaire européenne redevient très forte.
Quelles sont les solutions ?
Il faut sans doute actionner un ensemble de leviers pour répondre à la situation actuelle.
Les aspects réglementaires devraient comprendre les spécifications de la BITD et prévoir des exclusions spécifiques pour les intégrer pleinement dans les critères ESG. Les réglementations européennes financières devraient empêcher toute décision d’interdiction d’investissement dans le secteur défense des groupes bancaires.
Le Ministère des Armées devrait bénéficier, outre de crédits plus importants pour lancer des commandes, d’une réglementation adaptée en termes de marchés publics, pour choisir plus directement ses fournisseurs et ainsi favoriser leur développement propre et accélérer la réalisation des programmes.
La réglementation devrait aussi prévoir des exclusions spécifiques aux normes environnementales et urbaines pour faciliter la construction de nouvelles unités de production. Les normes fiscales et comptables devraient être adaptées pour permettre, par exemple, une défiscalisation des actifs immobilisés (stocks) des entreprises de la BITD.
Ce volontarisme étatique serait le véritable signe d’une économie de guerre. Les Etats-Unis, pays qui n’est pas connu pour avoir une économie planifiée soviétique, a œuvré de la sorte avec la création d’un New Deal de la défense en 1940 (National Defense Advisory Committee) ou même par ce qui a été dénommé comme « The Last Supper » : en 1990, le secrétaire à la Défense avait organisé un dîner afin d’imposer à la BITD américaine des réduction drastiques de budget et donc des restructurations et des fusions d’entreprises pour préserver un nombre plus réduit, mais plus fort, d’entreprises de taille mondiale.
Le financement national devrait être mis à contribution. La LPM comprenait un amendement permettant d’affecter une partie de l’épargne du Livret A vers la défense, mais il a été censuré par le Conseil Constitutionnel comme étant sans lien avec le chapitre dans lequel il était inséré.
Mais un rapport parlementaire récent (Monsieur Christophe Plassard député Horizons ; groupe Edouard Philippe) décrivait parfaitement les solutions de financement possibles, s’appuyant notamment sur le développement en France du marché du private equity :
- Ouverture d’un nouveau fond d’investissement en growth equity (capital développement), permettant d’investir des tickets de 50 à 100 millions d’euros pour venir en complément du fond Definvest (fond early stage de 100 millions d’euros) et Fond d’innovation de défense (doté de 200 millions d’euros) tous deux gérés par la BPI ;
- Création d’un nouveau type de fonds d’investissement bénéficiant d’avantages fiscaux équivalents aux FIP ou aux FCPI (investisseurs privés bénéficiant de réduction d’IRPP à hauteur de 25% de leur investissement), de façon à permettre au grand public de souscrire à des fonds d’investissement dédiés à la défense nationale ;
D’autres solutions de financements étaient proposées, outre la défiscalisation des actifs immobilisés :
- Mise en place d’un livret d’investissement populaire adapté ;
- Création d’un pool bancaire national à destination de la BITD française et mise en place d’un contrat de crédit spécifique imaginé sur le modèle du PGE et bénéficiant de la garantie de l’Etat.
Enfin, le financement européen comprend un plan de relance de 750 milliards, dont 25 % seulement ont été consommés. Il faudrait en affecter une partie prioritairement au secteur de la défense. La réglementation européenne devrait être adaptée pour favoriser directement les entreprises européennes et créer des spécialistes nationaux de certains matériels techniques.
Cet effort économique est-il juste et nécessaire ?
L’effort imaginé ne serait d’abord que la continuation, sous une forme spécifique, de l’effort de réindustrialisation porté par le Président de la République depuis son premier mandat et mis en œuvre avec succès, notamment par la BPI. De nouvelles usines de défense sur le territoire assurent un objectif de souveraineté, mais aussi de plein emploi.
Par ailleurs, cet effort sera réalisé en faveur de ce qui constitue une force de la France par rapport à ses voisins européens. Contrairement aux critiques que l’on peut entendre sur l’état d’impréparation supposé des forces armées françaises, la réalité est beaucoup plus favorable. Le « bonsaï» est, certes, petit, mais il est surtout complet, agile et très efficace. La Rand Corporation (think tank de premier plan financé par l’armée américaine) a rendu un rapport récent sur l’état actuel de l’armée française. On en a surtout retenu les quelques critiques qu’il comprend sur le volume des stocks de matériels ou munitions. Ce faisant, on a oublié sa principale conclusion : l’armée française est très professionnelle et tiendra sa place avec efficacité dans un conflit de haute intensité de centre Europe aux côtés des trois ou quatre armées américaines qui seraient dépêchées sur place. Elle n’aura pas besoin d’un soutien américain pour assurer sa tâche. Elle est la seule armée européenne à pouvoir tenir ce rang. L’effort demandé permettrait ainsi à la France d’assumer sa place de leader européen.
La France a été la première à réclamer un effort de défense européen, depuis le Général de Gaulle jusqu’à Emmanuel Macron, et a souvent prévenu que l’Europe ne pouvait pas se reposer éternellement derrière le bouclier militaire américain. Les pays de l’Europe de l’Est ont longtemps contesté cette affirmation de puissance. Les formules à l’emporte-pièce et même la vulgarité du candidat Trump ne doivent pas masquer la réalité d’une opinion largement partagée côté républicains comme démocrates : les européens ne dépensent pas assez pour leur défense. L’effort demandé répond à une demande légitime de nos alliés américains, qui doivent se retourner vers le pacifique pour contenir une offensive chinoise qui se cache de moins en moins.
Cet effort paraît justifié simplement par la locution latine connue « si vis pacem, para bellum » (si tu veux la paix, prépare la guerre). Les menaces sont identifiées et réelles, les démocraties n’ont jamais menacé les pays en cause : seule leur volonté de bouleverser un ordre mondial qui ne favorise pas les pays autocratiques est la cause de la remontée des tensions. Mettre en place un outil de défense crédible constitue la garantie de la paix au moins sur le terrain européen.