Dans le flux tendu de l’actualité, il est fréquent de voir des imprécisions ou idées reçues s’imposer dans le récit médiatique. Grâce au recul et à l’expertise de ses contributeurs, la rubrique “Dans les faits” permet d’y voir plus clair. Premier volet d’une analyse en deux parties sur la notion d’économie de guerre associée à la politique militaire française. 

Emmanuel Macron a surpris le monde de la défense et les Français lorsqu’il a annoncé, le 13 juin 2022 au salon Eurosatory (salon mondial des industries de défense), que la France devait rentrer rapidement en “économie de guerre”. Ce sont des mots forts qui n’avaient pas été prononcés depuis 1940.

Il est vrai que la France et son Président annoncent, depuis déjà longtemps, que l’Europe doit retrouver une souveraineté de défense pour faire face au défi porté par des pays qui veulent remettre en cause, par la force, l’ordre international. 

La réalité de la menace n’est plus discutée par personne. La Russie annonce sans détour ses objectifs impérialistes et sa détestation des valeurs occidentales, l’Iran ne se cache plus de soutenir et financer tous les mouvements terroristes qui ont pour ambition de s’attaquer aux démocraties et la Chine annonce année après année qu’elle entend “réunifier” Taiwan, de force si besoin, pour imposer sa place dans le Pacifique et dans le monde.

Cette situation est comprise par tous : le Chef d’Etat Major de l’armée allemande a indiqué au journal Die Welt du 11 février dernier que, compte tenu des menaces actuelles, l’armée allemande devait être en capacité de mener un conflit de haute intensité dans 5 ans. Le secrétaire général de l’OTAN déclarait le même jour « l’OTAN ne cherche pas la guerre avec la Russie, mais nous devons nous préparer à une confrontation qui pourrait durer des décennies« .

Cette reprise en main de la souveraineté passe, en premier lieu, par un renforcement de la base industrielle et technologique de défense (BITD), puisqu’un pays n’est en mesure de se défendre qu’avec des armements adaptés tant en qualité qu’en quantité. 

Logiquement, quelques semaines après ce discours présidentiel français, la loi de programmation militaire 2024-2030 (outil de programmation pluriannuel des dépenses militaires – LPM) est venu confirmer en apparence cette annonce, avec un doublement du budget annuel de défense, qui passera de 45 milliards d’euros en 2024 à plus de 80 milliards en 2030 (soit un effort de plus de 400 milliards sur la période). Dans un environnement budgétaire contraint, un doublement de l’effort de défense est un investissement national qui doit être apprécié à sa juste mesure. La France atteindra en 2030 les 2% de PIB affectés à la défense tel que cela est demandé aux pays de l’OTAN.

Tout semble donc cohérent : la menace est identifiée, le délai est estimé et les moyens sont adaptés en conséquence. 

Mais pourquoi peut-on raisonnablement penser que la France n’est pas du tout rentrée en économie de guerre ?

Sur les principes d’abord, une économie de guerre est un type d’économie dans laquelle les besoins de la guerre sont satisfaits prioritairement, par prélèvement autoritaire (réquisitions, livraisons obligatoires…). 

La LPM comprend bien quelques dispositions sur la rénovation du cadre réglementaire de la réquisition (article 47), mais rien n’est appliqué aujourd’hui. Elle comprend aussi des dispositions sur la nécessité pour les entreprises de défense répondant à certains appels d’offres publics de devoir constituer elles-mêmes, pour le compte de leur client l’État, des stocks de matières premières ou de composants pour pouvoir faire face à de nouvelles commandes hypothétiques (article 49). Mais cela revient à faire financer par le secteur privé une partie du stockage que l’Etat n’a plus les moyens d’assurer. Et aucune nouvelle commande n’est engagée aujourd’hui. Certains programmes militaires sont même réduits dans leur volume (chars Leclerc rénovés en nombre de 160 en 2030 au lieu de 200, malgré l’importance du char de bataille tel que cela ressort de la guerre ukrainienne, et réduction de 30% des volumes de Griffon (véhicule blindé de transport de troupes) et Jaguar (engin blindé de reconnaissance) à horizon 2030.

N’a donc été mis en place, à ce jour, aucun des moyens qui qualifient réellement une économie de guerre : le Président de la République incite, ou même exhorte, les industriels de la défense à passer à une économie de guerre, mais les moyens légaux ou même la volonté politique d’imposer un changement n’existent pas.

Sur la LPM ensuite, l’augmentation des budgets était déjà prévue depuis plusieurs années. Les outils de défense sont des matériels très complexes (10 000 composants différents pour un missile, 1 million pour un sous-marin nucléaire lanceur d’engin – SNLE) et leurs coûts de développement n’est donc pas linéaire. Il y une phase d’achat d’un matériel de dernière génération qui est très coûteuse et une phase de stockage qui l’est beaucoup moins. 

La France entrait inévitablement dans cette phase de remplacement et débute plusieurs grands programmes (Missile Air Sol nucléaire ASN4G, SNLE 4ème génération, Porte Avion nouvelle génération PANG, 6 sous-marins nucléaires d’attaque SNA Barracuda, nouveaux matériels de l’armée de terre Griffon, Jaguar, Serval, Mepac, Leclerc rénové, drones et développement des véritables nouveaux programmes SCAF (aérien) et MGCS (chars)…). Par ailleurs, sur 118 milliards d’augmentation sur la période, 30 milliards sont en réalité la conséquence de l’inflation. Enfin, une part importante de cette augmentation est affectée à la dissuasion nucléaire, qui ne serait pas un outil utile au quotidien dans un combat de centre Europe contre une menace russe.

Finalement, la LPM ne change pas le modèle existant d’armée : elle ne fait que le refinancer à l’identique. 

Sur le modèle d’armée, beaucoup de commentateurs, comme le Colonel Michel Goya, décrivent l’armée française comme une armée « bonsaï » ; en ce sens qu’elle dispose d’une panoplie complète de moyens modernes, mais dans une taille minuscule. En 1990, l’armée française comptait plus de 300 000 hommes dans l’armée de terre, intégrés dans 120 régiments de combats ; aujourd’hui il n’est pas certain que l’on pourrait équiper totalement 20 régiments de combats, soit une Force Opérationnelle Terrestre (FOT) de 77 000 hommes. La LPM ne change pas cet objectif.

Christian Cambon, président de la commission sénatoriale des Affaires étrangères et de la Défense, déclarait récemment que le niveau de munitions françaises ne permettrait un conflit que de quelques semaines ; « 3 semaines » avaient rapporté les journalistes. Ce chiffre a été démenti par le ministère de la défense, mais il reste dans les esprits. 

En termes de PIB, une économie de guerre représente des pourcentages de PIB beaucoup plus élevés : pendant la première guerre mondiale la France consacrait 25% de son PIB à l’effort de guerre ; les Etats Unis ont fait progresser le leur entre 1941 et 1942, pour leur entrée dans le second conflit mondial, de 20 milliards à 110 milliards, soit un multiple de 5 en une année. Sans imaginer une telle progression, un doublement de la LPM ne correspond pas au niveau d’effort nécessaire à une économie de guerre.

Sans revenir à ces époques lointaines, il faut conserver à l’esprit que, pendant la guerre froide, le pourcentage du PIB affecté à la défense nationale en France était de 4.5% en moyenne et encore de 3% sous le mandat de Valéry Giscard d’Estaing. L’économie française ne s’en trouvait pas affectée. Les Etats Unis sont, aujourd’hui, à 3.5% de leur PIB, ce qui ne gêne pas non plus leur croissance économique. Les Anglais sont déjà à 2.23% et les Polonais à 2.4%. Cette année, la France sera à 1.6%.

L’Allemagne a annoncé un plan de 100 milliards et une montée immédiate à 2% du PIB pour la défense, mais il est vrai que tous les spécialistes savent que c’est un trompe l’œil compte tenu des sous investissements depuis 30 ans. En 2015, soit après la première invasion russe de l’Ukraine, la chaîne publique allemande ARD montrait dans un reportage l’entraînement d’un bataillon allemand appartenant à une unité de déploiement rapide de l’OTAN avec des mitrailleuses en bois… 

Pour la France, membre du Conseil de Sécurité de l’ONU, c’est un objectif de 3% qu’il faudrait viser immédiatement. 

La Fondation IFRAP, qui n’est pas vraiment un modèle de think tank poussant à la dépense publique, préconise raisonnablement une enveloppe de 50 milliards répartie de 2023 à 2030 sur le modèle allemand du fonds exceptionnel (soit 7 milliards de plus par an). Cela permettrait de répondre à certaines lacunes capacitaires et de passer à 100 000 hommes pour la FOT et à 2.2% du PIB à horizon 2030.

Retrouvez la deuxième partie de cette analyse en consultant ce lien.

  • publié le 4 mars 2024