Avec « Orsay en miroir », 90° plonge dans les collections du célèbre musée parisien et décrypte à l’aune du droit l’une des œuvres exposées. Focus sur «Pont du chemin de fer à Argenteuil », une toile signée Claude Monet (entre 1873 et 1874).
Le pont ferroviaire d’Argenteuil est un symbole de l’avènement du chemin de fer au 19e siècle. Il sera représenté à maintes reprises par les impressionnistes tels Renoir, Caillebotte et Monet. Ce dernier peindra 5 versions de l’ouvrage d’art.
La version du Pont du chemin de fer à Argenteuil exposée au musée d’Orsay est réalisée vers 1873. A cette époque, les lignes du réseau sont créées dans le cadre de concessions attribuées par l’Etat – premiers partenariats public-privé à grande échelle en France. Dès 1859, elles sont accordées à six grandes compagnies :
– La Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée,
– Les Compagnies des Chemins de fer du Midi, de l’Est et de l’Ouest,
– La Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans, avec la gare d’Orsay comme extrémité parisienne (devenue musée en 1986).
– La Compagnie des chemins de fer du Nord, qui a la charge du pont d’Argenteuil, construit dans le cadre du prolongement de la ligne reliant Colombes à Ermont-Eaubonne.
Édifié en 1863, le pont d’Argenteuil est détruit à deux reprises, lors de la guerre franco-prussienne de 1870, puis en 1940. Le pont actuel, achevé en 1949, n’est donc pas exactement celui représenté par Claude Monet. Au juriste, il permet de revenir sur le cadre ayant permis la construction du réseau ferré national et de mieux saisir certains contentieux actuels.
Le cadre juridique du développement des lignes d’intérêt général est posé par la loi du 11 juin 1842. Son objet : établir l’organisation d’un futur réseau ferroviaire, partant de Paris vers les frontières et le centre du pays. Il sera baptisé « étoile de Legrand », en référence à sa structure et à son inventeur Baptiste Alexis Victor Legrand, directeur général des Ponts et chaussées et des Mines.
Cette loi distingue deux financeurs. A l’Etat, la charge des infrastructures (bâtiments et ouvrages d’art) réalisées par les compagnies. Aux compagnies, la charge des voies ferrées et du matériel roulant. Le déploiement est efficace. Les ouvertures de lignes n’attendent pas l’approbation des conventions via une loi du 20 novembre 1883 : la ligne Paris-Lille est inaugurée en 1846, la ligne Paris-Strasbourg en 1849.
Cependant, les exigences publiques relatives à l’extension du réseau vont entraîner un déséquilibre. Les nouvelles lignes étant de moins en moins rentables, l’Etat accroît ses subventions et de fait, son contrôle sur les compagnies. Après la nationalisation de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest en 1908, le contrôle étatique va par ailleurs se renforcer suite à la création des systèmes de péréquation entre les différents réseaux (en 1921 et 1933). C’est dans ce contexte qu’est créée, par un décret-loi du 31 août 1937, la Société nationale des chemins de fer français. Cette société d’économie mixte – détenue majoritairement par l’Etat – devient établissement public à caractère industriel et commercial en 1982-1983, avant que les réformes ferroviaires ultérieures, accompagnant l’ouverture du transport ferroviaire à la concurrence, transforment encore profondément la gouvernance du secteur, pour aboutir à la création du groupe public unifié composé de sociétés anonymes à partir du 1er janvier 2020.
La création de la SNCF entraîne le transfert, au profit de l’Etat, de l’ensemble des lignes d’intérêt général concédées (à quelques exceptions près). Le recours aux concessions cesse alors pendant une cinquantaine d’années, et le réseau ferré national connaît des réductions progressives (en 1938 et 1969 notamment).
Ce n’est qu’au milieu des années 1980 que le dispositif des concessions renaît, avec le tunnel sous la Manche, sous une forme un peu particulière puisqu’il s’agit d’une concession quadripartite, entre l’Etat français, le Royaume-Uni et deux concessionnaires. D’autres concessions sont aussi attribuées, à l’instar de la ligne Perpignan-Figueras. Aujourd’hui, la loi autorise SNCF Réseau (société anonyme détenue par la société nationale SNCF) et l’Etat à recourir à des contrats de concession ou à des marchés de partenariat (voir, pour les textes en vigueur actuellement, les art. L. 2111-11 et L. 2111-12 du code des transports). C’est dans ce nouveau contexte que la ligne à grande vitesse Sud Europe Atlantique a été concédée pour 60 ans en 2011 par SNCF Réseau et mise en service le 2 juillet 2017. Plus récemment, le contrat de concession de la connexion CDG Express a été signé par l’Etat en février 2019 en application de l’article L. 2111-3 du code des transports et devrait entrer en service en 2024.
Aujourd’hui, les lignes construites à l’époque des concessions historiques continuent d’être utilisées quotidiennement, tant pour le transport de voyageurs que pour le fret. Ce réseau historique est au cœur de la politique d’entretien et de renouvellement engagée par SNCF Réseau. Les actes pris par les anciens concessionnaires génèrent aussi quelques litiges, notamment entre SNCF Réseau et les collectivités territoriales, En effet, les ouvrages d’art construits – il y a parfois plus d’un siècle – doivent être renouvelés et la question se pose alors, s’agissant des ponts routiers en particulier, de la charge financière des travaux. L’occasion pour les experts du droit ferroviaire de se replonger dans les engagements pris par les concessionnaires de l’époque, l’occasion aussi d’un voyage dans le temps passionnant qui nous rapproche d’Orsay, et de Monet.
Crédits photo :© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) – © image RMN-GP