C’est une annonce qui eut l’effet d’une déflagration dans le milieu culturel français. En octobre 2025, à l’occasion d’une cérémonie officielle, il est annoncé que « Le Désespéré » – autoportrait emblématique de Gustave Courbet – appartient désormais… au Qatar.

Divulguée à la surprise générale et qualifiée d’« entourloupe juridique » par certains, la révélation soulève une question légitime : un trésor national aurait-il échappé à l’État ?

Circulez, y a rien à voir

L’État français utilise régulièrement la réglementation sur la circulation des biens culturels pour conserver sur son territoire des œuvres majeures. Ce dispositif lui permet d’acquérir les œuvres ayant fait l’objet d’un refus de certificat d’exportation. En cas de refus de certificat, l’exportation de l’œuvre concernée est bloquée pendant 30 mois, un délai destiné à permettre à l’État de réunir les fonds nécessaires à son acquisition. On peut citer l’acquisition récente du « Panier de fraises » de Chardin pour 24,3 millions. Un achat financé majoritairement grâce à une donation (en grande partie défiscalisée) de LVMH.

Cependant, l’activation de ce dispositif est conditionnée à une demande d’exportation définitive par le propriétaire de l’œuvre.

L’exemple du « Désespéré » de Courbet illustre les complexités de cette réglementation. Cette œuvre majeure aurait probablement enrichi les collections du Musée d’Orsay au cas où elle serait restée en France. Si certains ont critiqué un possible contournement de la réglementation par l’État, la situation semble plus nuancée.

L’acquisition sur le territoire français n’a pas permis la mise en œuvre du dispositif

L’odyssée du « Désespéré » semble débuter en 2014, lorsque Monique Cugnier-Cusenier, descendante d’un mécène de Courbet, cède visiblement de gré à gré l’œuvre à la princesse Al-Mayassa Bint Hamad Al-Thani du Qatar. Coût de l’opération : environ 50 millions d’euros.

L’œuvre aurait été acquise par la princesse pour intégrer les collections du futur Art Mill Museum de Doha, dont l’ouverture est prévue pour 2030. Toutefois, au moment de la transaction, l’œuvre, restée sur le sol français, devait orner les appartements parisiens de la princesse, en attendant l’ouverture du musée.

Il n’existe aucune preuve qu’une demande de certificat d’exportation ait été faite à ce moment-là… L’État n’avait donc aucun moyen légal d’empêcher cette acquisition ou de se substituer à la princesse.

La « garde alternée » : un compromis diplomatique et juridique

La question de la circulation du « Désespéré » a été officiellement soulevée par le Qatar auprès des autorités françaises à partir de 2024, lorsque la princesse a informé le ministère de la Culture de son acquisition. En 2025, Sylvain Amic, alors directeur du Musée d’Orsay, s’est rendu au Qatar pour négocier des prêts d’œuvres d’art. À l’issue de son voyage, un accord-cadre de coopération entre le Musée d’Orsay et Qatar Museums est signé le 20 avril.

Apparemment, cet accord prévoit une exposition du tableau à Orsay jusqu’en 2030, avant son départ pour Doha pour l’ouverture du Art Mill Museum. Par la suite, l’œuvre devrait être exposée alternativement à Paris et à Doha, selon un communiqué de presse du Musée d’Orsay.

Un respect apparent de la réglementation

L’accord prévoit une exportation temporaire du « Désespéré » hors de France, dans le cadre de rotations négociées. Après chaque période d’exposition à Doha, l’œuvre doit revenir en France pour être exposée au Musée d’Orsay.

Dans ce contexte, la sortie du « Désespéré » du territoire français pourra se faire sur la base d’une autorisation de sortie temporaire, prévue à l’article L. 111-7 du Code du patrimoine, qui permet l’exportation temporaire de trésors nationaux pour des motifs tels que la participation à une manifestation culturelle ou le dépôt dans une collection publique, pour une durée « proportionnée à l’objet de la demande ».

Bien que cet accord respecte en apparence la réglementation sur la circulation des biens culturels, des zones d’ombre subsistent. Les termes précis de l’accord, comme la durée des rotations et les garanties de retour, ne sont pas publics. Cette opacité alimente les craintes exprimées par le public et les experts du patrimoine : le tableau, une fois parti pour Doha en 2030, reviendra-t-il réellement en France ? Car une autorisation de sortie temporaire n’offre pas la même sécurité juridique qu’une acquisition permanente dans les collections nationales, où les œuvres sont inaliénables et imprescriptibles.

Le « Désespéré » ou le dilemme de la mondialisation

L’affaire du « Désespéré » de Courbet va au-delà d’une simple transaction artistique. Elle révèle les dilemmes auxquels la France est confrontée : comment protéger son patrimoine face à la puissance financière d’acteurs étrangers, tout en jonglant avec des impératifs diplomatiques ? C’est un équilibre délicat.

Il est certain que l’État aura eu à cœur de préserver de bonnes relations avec un partenaire aussi puissant que le Qatar (Doha prévoit d’investir 10 milliards d’euros en France d’ici 2030). Le « Désespéré » fait-il partie d’un accord plus large ? Il y a des raisons de le penser.

Le tableau, qui navigue désormais entre deux pays, est devenu le symbole d’un patrimoine national dont le sort est dicté par des considérations qui dépassent les préoccupations patrimoniales et répondent à des impératifs diplomatiques plus vastes.

  • publié le 10 novembre 2025