Une île fantôme, des îles qui n’appartiennent à personne et d’autres dont la souveraineté change… Quand les archipels paradisiaques font naître des enfers de négociation.

Bermeja : une île fantôme ou disparue ? 

Comment ne plagier ni Jules Vernes* ni Hergé**, alors même qu’un minuscule point sur les anciennes cartes – de ce que nous allons nous obstiner à appeler “le Golfe du Mexique” –  décrit précisément une île paumée  ? Et surtout, en quoi son existence peut-elle entraîner des conséquences juridiques si importantes que plusieurs expéditions ont été organisées pour la (re)trouver. 

Reprenons

Cette île aurait été aperçue pour la première fois par des marins au XVI ème siècle. Elle fait son apparition sur les cartes de navigation régionales en 1535. On la retrouve même décrite dans un récit de navigateur (enquête menée, elle serait “escarpée” et d’une couleur “ rousse” qui se traduit par… “bermeja” en espagnol). Après l’indépendance du Mexique (1821),  elle apparaît, pour la première fois en 1864, sur une carte officielle*** et son existence est reprise dans l’ouvrage “Islas Mexicanas” édité par le ministère de l’Éducation mexicain. Pourtant, il semble que personne n’y ait jamais mis les pieds et qu’aucun relevé cartographique n’ait vraiment été réalisé. Il est vrai que cette île n’apparaissait sur les cartes que dans le but d’éviter des naufrages.

22 milliards de barils de brut

Cette situation aurait pu durer longtemps et ne passionner que les chasseurs d’îles perdues… Mais la découverte, dans les années 1990, d’un important gisement pétrolier dans cette zone (les fameux milliards) rebat les cartes : il devient alors urgent d’avoir une idée précise des frontières maritimes entre les États-Unis et le Mexique. En fonction de sa position dans le golfe, l’île étend – ou pas – le “territoire marin” du Mexique, générant ainsi un effet direct sur le droit du “propriétaire” d’exploiter le gisement. 

En effet, aux termes de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, (signée à Montego Bay le 10 décembre 1982 et entrée en vigueur le 16 novembre 1994 – dont on notera qu’elle n’a pas été ratifiée par tous les États, dont les Etats-Unis !), un Etat a, dans sa zone économique exclusive « des droits souverains aux fins d’exploration et d’exploitation, de conservation et de gestion des ressources naturelles, biologiques ou non biologiques, des eaux surjacentes aux fonds marins, des fonds marins et de leur sous-sol, ainsi qu’en ce qui concerne d’autres activités tendant à l’exploration et à l’exploitation de la zone à des fins économiques, telles que la production d’énergie à partir de l’eau, des courants et des vents » (art. 56 de la convention).

La zone économique exclusive est une zone qui s’étend sur 200 miles marins (370,42 lm) au maximum (art. 57 de la convention) à partir, en substance, du rivage de l’État considéré. L’existence de l’île de Bermeja aurait donc pour effet de permettre au Mexique de déplacer les limites de ses eaux territoriales et de revendiquer une zone économique exclusive plus vaste dans le Golfe du Mexique, notamment sur la zone pétrolifère convoitée par le Mexique et les États-Unis. 

Pour résumer, qui dit “Ile” dit “Barils”. Or, l’île est introuvable.

40% du Golfe, 100% de complot

En 1997, le bateau H04 est envoyé par le gouvernement mexicain pour sillonner la zone. Sans résultat. L’île a disparu !

Le 9 juin 2000, après des discussions un peu opaques, Bill Clinton et Ernesto Zedillo signent finalement un accord redéfinissant les limites territoriales maritimes entre les deux États (à partir d’un accord de 1978) et partagent entre eux une zone d’environ 17 000 km². 60 % pour les Américains… 40 % pour les Mexicains.

Mais la disparition étrange de Bermeja fait naître toutes sortes de théories (l’île aurait notamment été coulée, dynamitée par la CIA…) et  le sénateur mexicain Jose Angel Conchello prend vivement à partie les États-Unis en leur demandant des explications. Mais, moins d’un an après cette diatribe, il meurt dans un accident de voiture aux causes jamais élucidées, suscitant les rumeurs complotistes les plus folles ! En 2008, une enquête est officiellement ouverte et de nouvelles expéditions sont menées, notamment pour vérifier si l’île aurait pu disparaître du fait de phénomènes naturels. Las.  L’île s’est volatilisée et rien ne permet de conclure qu’elle ait même existé un jour.

Spratley : archipel cherche propriétaire(s) 

De l’autre côté de l’Amérique, posées en mer de Chine méridionale, les îles Spratley déchainent, elles aussi, les passions. Le jeu se joue cette fois entre Philippins, Malaisiens, Taïwanais, Vietnamiens… et surtout Chinois. En cause toujours, les zones économiques exclusives donnant accès à des fonds riches en hydrocarbures et en poissons. (Souvenez-vous, depuis les accords de Montego Bay, la souveraineté d’un récif donne droit à son propriétaire sur les 200 miles nautiques avoisinants, calculés à partir des rivages.)  Seul atout à faire valoir pour contrer cette convention des Nations Unies : l’histoire. 

Pour justifier des droits souverains sur les Spratley, la Chine s’appuie longtemps en effet sur une carte ancienne surnommée « ligne en neuf traits » stipulant – sans coordonnées géographiques précises – que la quasi-intégralité de la mer de Chine du Sud appartient à Pékin compte tenu de « droits historiques » !

Le bras de fer histoire contre droit est tranché en 2016 par la Cour Permanente d’Arbitrage de La Haye, saisie sur un sujet connexe par les Philippines. La décision rendue est nette, éteignant d’un seul coup les droits historiques chinois sur la zone. Depuis lors, la bataille de ces récifs à l’imaginaire paradisiaque se mène à coups d’influence (invitations lancées à des chercheurs, des plongeurs…), présence quoiqu’il en coûte (même à bord de vieux rafiots) et poldérisation titanesque permettant de transformer certains rochers en véritables bases militaires. 

Tout est bon pour conserver et gagner la guerre des ZEE. Et la bataille fait rage : les hostilités sont si vives que l’ONU considère l’archipel comme un des plus grands lieux de tension du globe.

Mayotte, Eparses : économies de souveraineté ?

En octobre dernier, sous la pression de l’ONU, le Royaume-Uni a trouvé un accord avec la république de Maurice, reconnaissant la souveraineté de cet état sur l’archipel des Chagos, mais lui laissant, « pendant une période initiale de quatre-vingt-dix-neuf ans », des droits souverains sur l’île de Diego Garcia pour assurer la poursuite de l’exploitation de sa base militaire commune avec les États-Unis. Deux ans de négociation auront été nécessaires pour aboutir à un accord qualifié d’historique sur cette zone au positionnement clé entre l’Europe, l’Inde et la Chine. 

Cette nouvelle donne risque de peser sur les relations entre la France et ses îles de l’Océan Indien. Les différentes revendications de ces îles ont en effet la même base juridique que celles des Chagos. Quoique petites (et peu habitées pour certaines d’entre elles), ces îles contribuent pleinement aux 10 millions de km² de la ZEE française et aux capacités d’exploitation des ressources afférentes.

On parle de : 

  • 640 000 m² pour les îles Eparses (soit plus que la surface de l’Afghanistan)
  • 74 000 m² pour Mayotte (soit presque la surface du Panama)

Si les revendications se poursuivent et que les négociations s’accélèrent, elles seront âpres et auront le goût amer de l’or noir (on estime à 9 milliards de barils la quantité de pétrole exploitable uniquement dans la ZEE de Mayotte).

La problématique des ZEE n’est, bien entendu, qu’une illustration de la relativité des normes de droit face aux disputes territoriales. Les accords menant aux décisions multilatérales sont souvent longs et coûteux. Aujourd’hui leur respect semble battu en brèche et le multilatéralisme apparaît affaibli, soit par le refus de certains états de s’engager (on peut penser à l’absence de ratification de la création de la Cour pénale internationale, de nombreuses conventions UNESCO ou encore de certains accords sur le climat), soit par un respect à géométrie variable des engagements pris.

La polarisation nord/sud n’existe plus réellement. Les lignes de fracture se dessinent davantage entre les partisans de la force et les convaincus de la puissance d’instruments juridiques concertés et mis en œuvre par des institutions supranationales fortes. Les négociateurs auront sans doute besoin de vacances !

 

 

* Verne, Jules. L’Île mystérieuse. Paris : Hetzel, 1874.

** Hergé. L’Île noire. Bruxelles : Casterman, 1938. (Édition remaniée en 1943 et 1966.)

*** Carte ethnographique du Mexique

 

  • publié le 15 septembre 2025