Chaque année, le Festival de Cannes attire les regards du monde entier sur la création cinématographique. Mais derrière les tapis rouges et les projections se cachent des enjeux juridiques majeurs, entre contrats de distribution, défis géopolitiques et technologiques. Anne-Marie Pecoraro, avocate spécialisée en propriété intellectuelle, droit du numérique et des medias, nous livre son Humeur sur l’état du secteur, en direct du 78ème Festival de Cannes

Comme chaque année, pour UGGC Avocats elle accueillera le « Producers’ lunch » qui réunit un aréopage de professionnels pour réfléchir ensemble à des sujets clefs.

  • Streaming vs salle obscure : quels ajustements pour les contrats de distribution ? 

On le sait, les contours du 7ème art ont été redessinés par les plateformes de streaming, rebattant les cartes de la création et de la distribution, dans un paysage où des films comme Le Comte de Monte-Cristo de Matthieu Delaporte (Pathé), qui triomphent en salles grâce à une distribution classique, coexistent avec des productions comme Carême (Netflix/France Télévisions), conçues pour une diffusion immédiate en VOD. 

Ce choc des modèles impose aux producteurs de repenser leurs stratégies dès la phase d’écriture et de financement, en multipliant lorsque c’est possible les canaux de diffusion tout en optimisant les schémas de distribution. Les plateformes OTT – ou Streaming TV- , avec leur portée mondiale et leur domination croissante ont bouleversé les équilibres traditionnels tout en offrant des opportunités. 

Alors, il est nécessaire de négocier différemment, en prenant en compte toutes les opportunités, et dans le cadre des fenêtres d’exploitation : quels garde-fous mettre en place ?

Le contrat de distribution : face aux géants du web. Pour protéger la filière cinématographique, des garde-fous contractuels (périmètre d’exclusivité, répartition des canaux, transparence, financements et investissements) et réglementaires (quotas, audits) sont indispensables. Pour ce faire, les contrats de distribution sont au cœur de la réinvention du cinéma. Tout se joue particulièrement au sein des clauses d’exclusivité, de contrôle, ainsi que temporelles et territoriales

Des clauses temporelles. En France, la chronologie des médias 2025, entérinée par l’arrêté du 13 février 2025, fixe un cadre visant à prioriser l’exploitation en salles tout en intégrant les plateformes OTT. Les délais actuels d’ouverture des fenêtres sont échelonnés dans le temps et dépendent notamment des investissements réalisés par les diffuseurs dans les productions hexagonales et européennes. 

Quelques exemples : 4 mois pour la VOD (achat/location), 6 mois pour les services de télévision payante ayant des accords comme Canal+, 9 mois pour Disney+, 15 mois pour Netflix ou encore 17 mois pour Amazon Prime Video ou Apple TV+.

Des délais qui suscitent des tensions, comme en témoignent les recours déposés par Netflix et Amazon en avril 2025 devant le Conseil d’État (ainsi qu’en Belgique). Ces plateformes dénoncent des fenêtres inéquitables au regard de leurs investissements massifs dans la production française. 

Revenant aux contrats, il faut repenser des clauses temporelles flexibles, mais alignées sur la chronologie des médias et les investissements des diffuseurs, cherchant à concilier l’exclusivité des salles avec l’appétit des abonnés. Dans l’idéal, en signant d’abord avec des partenaires locaux pour assurer un socle de diffusion domestique avec un meilleur contrôle de la cession des droits, et en prenant garde aux chevauchements.

Des clauses territoriales. Les plateformes opèrent sur un marché global, aptes à diffuser dans 190 pays simultanément. Une prouesse qui heurte les stratégies territoriales des distributeurs traditionnels. En effet, les coproductions internationales présentées à Cannes, telles que Megalopolis de Francis Ford Coppola en 2024, ne peuvent se permettre une diffusion VOD immédiate qui pénaliserait les recettes en salles, particulièrement dans les pays à forte billetterie (France, USA, Royaume-Uni). Ainsi, des clauses territoriales tenant compte des règles européennes relatives au géoblocage optimisent les revenus en priorisant les marchés clés tout en luttant contre le piratage, toujours en combinant les partenaires.

Ces ajustements, parfois négociés dans l’effervescence de la Croisette, garantissent que chaque film trouve son public, tout en préservant la valeur économique et la diversité culturelle du cinéma. 

2. Hollywood protectionniste : un scénario catastrophe ?

Le 5 mai dernier, afin de renforcer la production locale et les recettes domestiques, Donald Trump annonçait l’imposition de droits de douane de 100 % sur les films étrangers diffusés aux États-Unis, entendus comme « tournés à l’étranger ». Ce passage des tarifs sur les produits, aux tarifs sur des services, marque une escalade dans la stratégie protectionniste, au service du pouvoir pour le pouvoir. 

En cause ? Des aides fiscales comme le crédit d’impôt international, attireraient les tournages hollywoodiens à l’étranger, affaiblissant – à l’inverse de toute étude – les studios de Los Angeles. Le président cible aussi certainement les pratiques, jugées contraignantes, du Vieux continent : quotas européens, chronologie des médias, taxes CNC sur les SMAD… oubliant de préciser d’une part que les incitations fiscales pour les tournages existent aussi aux Etats-Unis, d’autre part que le contexte économique actuel reste fructueux pour l’audiovisuel états-unien. Rappelons aussi que les ancrages territoriaux d’un “film hollywoodien” restent mouvants à l’ère de la mondialisation où de nombreuses productions américaines sont en réalité tournées ou financées à l’étranger

Une menace pour la coopération franco-américaine. Ou un acte d’autorité aveugle qui ignore la complexité et l’interdépendance des échanges audiovisuels, notamment avec la France. 

En 2024, les films américains ont capté 36,7% des 181,3 millions d’entrées en salles françaises. En retour, les plateformes de streaming américaines ont investi 362 millions d’euros dans la production audiovisuelle française en 2023. Ces investissements soutiennent des milliers d’emplois français mais aussi américains.

Une telle guerre commerciale pourrait considérablement réduire les recettes américaines en France et freiner les productions…

À l’approche du Festival de Cannes, où des coproductions entre Netflix et France Télévisions ont incarné la vitalité des échanges franco-américains, la brutalité de cette annonce soulève des inquiétudes majeures. Si l’objectif de protéger des emplois américains est perceptible, l’idée même de ces droits de douane risque de fragiliser la coopération économique, la distribution cinématographique, et, in fine, la diversité culturelle. 

3. Le cinéma est mort ! Vive le cinémIA ?

Récemment, les réseaux sociaux ont été envahis par des visuels pastichant le style du studio Ghibli et d’Hayao Miyazaki. Hommage vibrant au cinéma d’animation japonais ou appropriation problématique d’un style protégé par le droit d’auteur ? 

A l’heure actuelle, sur le terrain de la contrefaçon, une simple imitation stylistique, comme un film qui serait généré par IA « à la Ghibli », ne constituerait pas une reproduction juridiquement contestable, sauf si des éléments protégés (scènes, dialogues) étaient clairement repris…

Pour autant, les films entièrement générés par IA, comme Maharaja in Denims, laissent entrevoir un autre défi juridique : l’utilisation non encadrée d’œuvres protégées pour entraîner des modèles d’IA génératives.

Sur ce sujet, l’extraction automatisée de données protégées, ou “text and data mining” (TDM), est encadrée par la Directive européenne 2019/790. Elle offre aux ayants-droit un droit de retrait, ou “opt-out”,  permettant – au moins théoriquement – de limiter l’usage de leurs œuvres. Voir l’article 90° : “Les défis de l’IA et de l’opt-out : pas le moment de battre en retraite !”.

Comme la technologie, le droit évolue pour mieux protéger les ayants-droit. Aux États-Unis, une décision récente de la U.S. District Court du Delaware a rejeté le « fair-use » pour l’entraînement d’une IA juridique sur des résumés de jurisprudence protégés. Cette décision, qui attend confirmation, montre que les ayants-droit peuvent espérer gain de cause s’ils prouvent un préjudice économique.

Par ailleurs, en Europe, l’AI Act  impose aux développeurs de publier un résumé des données d’entraînement protégées pour les modèles IA à usage général. 

Cependant, les défis persistent. Prouver une contrefaçon nécessite qu’il y ait une ressemblance substantielle. Ce qui est complexe pour des films générés par IA et inspirés par un style artistique particulier. De plus, l’opacité des bases de données utilisées par l’IA complique l’identification des œuvres utilisées. A ce sujet, le groupe Meta fait l’objet de poursuites judiciaires en France par plusieurs organisations d’éditeurs et d’auteurs pour avoir utilisé sans autorisation des œuvres protégées afin son modèle LLaMa.

Notons que la quête d’un équilibre humaniste reste essentielle dans un secteur audiovisuel en pleine évolution. Des réalisateurs comme Adam Elliot (Memoir of a Snail) défendent d’ailleurs des techniques cinématographiques traditionnelles, valorisant une « réalité palpable » face à l’artificiel.

Clap de fin !

Face à ces enjeux, le Festival de Cannes est une tribune privilégiée où se croisent et échangent les acteurs nationaux et internationaux du secteur. Un coup de projecteur jusqu’au 24 mai prochain sur le futur de la création cinématographique, que le droit pourra rendre – en partie – possible !

  • publié le 12 mai 2025