L’artiste britannique Damien Hirst crée son premier pilulier en acier en 1999. Un grand placard mural en acier poli, bordé d’un miroir aux étagères garnies de milliers de pilules réalisées en résine coulée et en plâtre, puis peintes à la main. Cette pharmacie de bord évoque les cabinets de curiosités de l’époque victorienne. Une installation artistique bien éloignée de la réalité où la pénurie de médicaments frappe la France avec des conséquences désastreuses pour la santé et la prise en charge des patients.
La situation ne date pas d’hier. En 2022, plus de 3 700 ruptures et risques de ruptures ont été signalés sur le territoire national, contre 700 à l’été 2018. Sur l’année 2023, près de 5 000 signalements de rupture ou risque de rupture de stock d’un médicament ont été rapportés. Toutes les classes thérapeutiques sans exception sont touchées.
Si la France a pris un certain nombre de mesures depuis 2021, un rapport de la commission d’enquête du Sénat datant du mois de juillet 2023 a révélé un manque de clarté de la part de l’exécutif. Début 2024, un dispositif plus large est mis en place, portant notamment sur les stocks de sécurité et la continuité de la fabrication des Médicaments d’Intérêt Thérapeutiques Majeurs (MITM).
Stocks de sécurité : un renforcement du cadre juridique pour garnir le pilulier.
Depuis le 30 juin 2020, les titulaires d’autorisation de mise sur le marché et les entreprises pharmaceutiques exploitant des médicaments doivent constituer un stock de sécurité minimal destiné au marché national et situé sur le territoire français « qui ne peut excéder 4 mois de couverture des besoins en médicaments, calculés sur la base du volume des ventes de la spécialité au cours des douze derniers mois glissants » (art. L. 5121-29 code de la santé publique).
À défaut de mention d’un seuil minimal dans la loi, le Gouvernement a fixé par décret n°2021‑349 en date du 30 mars 2021, des niveaux de stocks différentes selon la catégorie du médicament :
– 2 mois minimum pour les MITM,
– 1 mois pour les médicaments ne relevant pas de la catégorie des MITM mais contribuant à une politique de santé publique ;
– 1 semaine pour les autres médicaments.
Le plafond maximal de quatre mois actuellement prévu par la loi semble insuffisant pour garantir un approvisionnement satisfaisant des médicaments essentiels sur le territoire français. A titre de comparaison, la Finlande impose par exemple depuis 2008 aux industriels des durées minimales de stock, qui, pour certains médicaments essentiels, peuvent atteindre dix mois.
Un dispositif renforcé début 2024 :
Dans un tel contexte, le législateur a déposé le 16 janvier 2024, une proposition de loi visant à lutter contre les pénuries de médicaments. Le texte, adopté en 1ère lecture par l’Assemblée nationale le 29 février propose notamment les modifications suivantes :
– Inscrire dans la loi (et non plus dans un décret) un niveau de stock de sécurité compris entre 1 semaine et 4 mois de couverture des besoins en médicaments, calculé sur la base des ventes de la spécialité au cours des 12 derniers mois. Par dérogation, ce niveau est compris entre 2 et 4 mois de couverture des besoins pour les MITM, sans préciser qui détermine ledit niveau de sécurité.
– Relever le stock de sécurité « plafond » qui peut être demandé aux industriels, afin de mieux prévenir toute pénurie pour les MITM. Ce stock de sécurité « plafond » pourrait, sur décision du directeur de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), être relevé à 6 mois de couverture des besoins (contre 4 mois actuellement) pour les MITM en rupture de stock ou en risque de rupture.
– Renforcer les sanctions financières que l’ANSM peut prononcer à l’encontre des entreprises pharmaceutiques ne respectant pas leurs obligations en matière de stocks de sécurité. Il est ainsi proposé de porter le plafond de la sanction actuelle de 30 % à 50 % du chiffre d’affaires réalisé sur le médicament concerné, plafonné à un maximum de 5 millions d’euros.
Attendons quoi qu’il en soit le projet de loi qui sera définitivement adopté, pour avoir une vision claire (ou pas !) des obligations qui s’imposeront aux titulaires d’autorisation de mise sur le marché et aux entreprises exploitant des médicaments.
Médicaments d’intérêt thérapeutiques majeurs (MITM) : pas d’arrêt de fabrication sans repreneur.
Le rapport de la commission d’enquête du Sénat précité a révélé que les phénomènes de pénurie concernaient principalement les médicaments anciens. Et pour cause : ce type de produits n’étant plus suffisamment rentable pour les entreprises pharmaceutiques, ces dernières préférant commercialiser des médicaments innovants à des prix plus élevés.
En stoppant tout net les productions concernées, ces industries menacent l’accès aux médicaments essentiels pour la population. Pour contrer ce phénomène, la loi de financement pour la sécurité sociale de 2024 est venue renforcer les obligations pesant sur les entreprises pharmaceutiques.
Depuis le 28 décembre 2023, toute entreprise pharmaceutique qui souhaite suspendre ou cesser la commercialisation d’un MITM qui ne fait plus l’objet d’une protection au titre des droits de propriété intellectuelle ou industrielle doit rechercher une entreprise qui reprendra l’exploitation effective de ce MITM.
Une telle obligation s’impose à l’exploitant dès lors que les alternatives thérapeutiques disponibles ne permettent pas de couvrir de manière pérenne les besoins du marché français.
En cas d’absence de repreneur, le titulaire de l’autorisation de mise sur le marché devra concéder à titre gracieux l’exploitation et la fabrication du MITM pour le marché français. Cette concession, d’une durée de 2 ans reconductible, se fera au profit d’un établissement pharmaceutique détenu par une personne morale de droit public.
Ce nouveau régime s’avère très contraignant pour les entreprises pharmaceutiques. En cas de non-respect de cette obligation, l’ANSM peut ainsi infliger des sanctions pécuniaires pouvant atteindre 30 % du chiffre d’affaires réalisé l’année précédente avec le MITM en question, dans la limite d’1 million d’euros.
Une pilule législative difficile à avaler ?
Les deux actions mentionnées ici s’inscrivent dans un dispositif plus large, dévoilé le 21 février dernier par le Gouvernement. Son objectif est double : garantir la disponibilité des médicaments et assurer à plus long terme une souveraineté industrielle via notamment des efforts de relocalisation et de réindustrialisation. Cette feuille de route “médicaments” 2024-2027 sera complétée par une démarche similaire pour les dispositifs médicaux, secteur spécifique ayant aussi révélé des risques de pénuries depuis la crise sanitaire.
Des laboratoires pourraient bien grincer des dents face à certaines mesures lourdes à mettre en place. Une étude menée en 2019 par la Ligue nationale contre le cancer devrait permettre de faire passer la pilule : 75 % des professionnels de santé interrogés considéraient que les récentes pénuries entraînaient une perte de chance pour les patients et près de la moitié (45 %) constatait une détérioration de la survie à cinq ans.
Avec son pilulier, Hirst nous présente une vanité reliée à notre foi aveugle dans la capacité de la science à guérir tous les maux. Certes, notre fin est inéluctable et nul besoin de rechercher l’immortalité. Ceci dit, il est une chose que l’on aimerait bien voir nous survivre : l’alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946 énonçant que la Nation “garantit à tous […] la protection de la santé”.