24 mai 1975. Ce jour-là, la Cour de cassation rend une décision qui fera date en droit constitutionnel.
La société Cafés Jacques Vabre, comme son nom le laisse deviner, conditionne et vend du café en France. Pour les besoins de son entreprise, elle importe, entre janvier 1967 et juillet 1971, du café moulu depuis les Pays-Bas. Un bel exemple de coopération européenne. Oui mais en 1967, les droits de douanes dans l’Union Européenne (UE) -ou plutôt Communauté Économique Européenne (CEE) à l’époque- ne sont pas encore abolis.
Il va falloir payer. Durant toute la période des importations, la société Wiegel est commissionnée par la firme française pour régler les droits de douanes. Ils vont être indexées sur l’article 265 du code des douanes français, récemment modifié par une loi de 1966.
Le hic ? La taxe finale sur les marchandises hollandaises importées est bien supérieure à celle applicable au café soluble produit en France. Or, le droit européen est clair : les produits en provenance d’un État membre de la CEE ne sauraient être plus lourdement imposés que les produits nationaux. Tirée de l’article 95 du Traité de Rome du 25 mars 1957, cette disposition n’échappe pas à l’avocat de la société Jacques Vabre, qui n’est pas contre une réduction de ses taxes.
Cependant, dans notre cas, la disposition française est plus récente que celle du droit communautaire. Alors, quelle base légale prime sur l’autre ?
Interférence communautaire.
C’est une question épineuse, mais centrale, qui va se présenter à la Cour de cassation. En témoigne l’intervention de la chambre mixte pour y répondre !
Faut-il appliquer le droit français ou le droit communautaire ? De surcroît, le juge français est-il compétent pour apprécier la loi au regard d’une norme européenne ?
Tout est une question de hiérarchie. Est alors mobilisée la pyramide du juriste Hans Kelsen, formulée au milieu du XXème siècle. Elle classe par blocs les normes d’un Etat de droit. Chaque bloc doit être conforme à celui qui le précède. En France, la Constitution occupe le sommet de la pyramide, suivie de près par les normes conventionnelles – comme le droit européen. Juste en dessous siègent les lois internes.
Que nous dit la Constitution française ? L’article 55 établit le principe suivant : “Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois (…).”
Dans notre affaire, le fait que la loi française ait été promulguée après la norme européenne importe peu. Le résultat est le même : le droit européen prime sur le droit français, il est supra-législatif et le juge peut, et même doit, s’en emparer.
Voilà qui fait date.
Lorsque la chambre mixte tranche, elle précise bien que le traité de Rome a une autorité supérieure à celle des lois, même postérieures ! Elle va même plus loin, en évoquant un ordre juridique communautaire qui s’impose aux juridictions des Etats membres.
En 1975, le projet communautaire européen a moins de vingt ans. L’arrêt Jacques Vabre s’inscrit ainsi dans une série d’arrêts fondateurs quant à l’application du droit communautaire et son inscription dans la hiérarchie des normes françaises. Neuf ans auparavant, l’arrêt “Costa contre Enel” rendu par la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE – devenue Cour de justice de l’Union Européenne en 2009) actait déjà la primauté du droit européen sur les lois internes. Et, en 1989, le sujet refait son apparition, mais devant le Conseil d’Etat cette fois-ci (arrêt Alitalia du 3 février 1989). De nouveau, la conclusion va dans le sens de la supériorité du droit européen.
Aujourd’hui les articulations du droit européen sont bien huilées et la portée de l’arrêt Jacques Vabre est entérinée. Entre-temps la marque française a changé de nationalité en rejoignant la multinationale Mondelez et plus récemment l’entreprise néerlandaise Jacobs Douwe Egberts…La pause café à l’européenne a encore de beaux jours devant elle !