Dans le flux tendu de l’actualité, il est fréquent de voir des imprécisions ou idées reçues. Grâce au recul et à l’expertise de ses contributeurs, la rubrique “Dans les faits” permet d’y voir plus clair. Aujourd’hui, Charles-Emmanuel Prieur, associé chez UGGC Avocats, décrypte comment l’opération ukrainienne “Spiderweb” révèle une autre guerre en toile de fond : celle où le droit international devient une arme stratégique.
Il est rare qu’une attaque militaire relance un débat sur les clauses d’un traité international. Et pourtant, c’est bien ce qu’a provoquée l’« Opération Spiderweb » menée par les forces ukrainiennes contre plusieurs bases aériennes russes, où reposaient – apparemment bien trop visiblement – des bombardiers stratégiques.
Les images satellite de l’après-attaque ont fait le tour du monde : des Tu-95 et Tu-22 criblés d’éclats sur des tarmacs exposés.
De quoi alimenter les discussions tactiques, mais aussi, contre toute attente, une thèse diplomatique : les appareils étaient visibles, explique la propagande russe, car le droit international les oblige à l’être. Vraiment ?
L’Opération Spiderweb : des drones, des frappes de précision et un grand malaise russe
Plusieurs bases stratégiques russes éloignées du front ukrainien (Engels, Diaghilevka, Shaikovka) ont été visées par des drones ukrainiens introduits sur le sol Russe cachés à l’intérieur de camions semi-remorques. Les cibles des frappes étaient des bombardiers à capacité nucléaire, garés en ligne, sans hangars ni protection antiaérienne efficace.
Les réseaux sociaux s’enflamment : l’Ukraine aurait réussi l’impensable, frapper la force de dissuasion russe en son sanctuaire. C’est là que la réaction de Moscou surprend : ce n’est pas une erreur tactique, dit-on, mais un choix juridique. En clair, les avions étaient visibles depuis l’espace… pour respecter les traités de dénucléarisation.
La thèse russe : un storytelling légalisé
Plusieurs relais de la propagande d’État russe ont martelé cette ligne, souvent sur X (ex-Twitter) dans les jours qui ont suivi l’attaque : « Les appareils étaient à découvert car les traités stratégiques exigent leur visibilité. » ; « Les Tu-95 doivent pouvoir être comptés depuis les satellites américains dans le cadre du New START. » ; « Il ne s’agit pas de négligence mais de compliance.« .
Cette position, largement relayée par des comptes proches du Ministère russe de la Défense, vise à retourner la faiblesse en vertu : ce qui ressemble à une erreur de commandement serait en fait un effort de transparence internationale.
Les traités stratégiques américano-russes : entre transparence et tactique
Pour vérifier, il faut relire les traités bilatéraux américano-russes de limitation des armements stratégiques. Trois traités ont été négociés : START I (1991), SORT (2002) puis New START (2010, prolongé jusqu’en 2026).
New START, toujours en vigueur entre les deux pays, exige effectivement la transparence sur les vecteurs nucléaires. Il prévoit des notifications, des inspections mutuelles et la désignation de bases où sont entreposés les bombardiers lourds. Le texte mentionne la possibilité de recourir à des moyens nationaux techniques de vérification mais se focalise essentiellement sur des visites d’inspecteurs au sol.
Aucune clause n’oblige explicitement à exposer en permanence les appareils à ciel ouvert. Son article XI traite des inspections respectives que peuvent réaliser les deux parties au traité pour en vérifier le respect. La Section V du Protocole additionnel au Traité lui-même évoque le détail de ces inspections physiques : lieux, statuts des inspecteurs, déroulement des visites, nombre de visite par année…
Mais aucune stipulation ne précise que les bombardiers devraient être vérifiés sur le tarmac. Et évidemment, aucune stipulation du traité n’empêche une vérification par satellite.
Donc oui, les satellites sont acceptés. Mais non, il n’y a aucune obligation de garer les Tu-95 à l’air libre sans hangar. La transparence, oui ; la naïveté militaire, non. Il faut aussi préciser que la Russie s’est retirée elle-même unilatéralement du traité New START depuis 2023… ! Elle tente d’invoquer des stipulations inexistantes d’un traité qu’elle ne respecte plus…
Une lecture créative du droit international… ou un aveu de vulnérabilité ?
Cette justification, si elle n’est pas légalement fondée, sert en fait un double objectif : éviter de montrer une faille de protection sur les joyaux de la triade nucléaire russe et transformer une défaite en preuve de bonne foi internationale.
Mais cela permet surtout de faire un constat : le droit international est instrumentalisé, devenant un bouclier rhétorique dans une guerre de propagande.
Derrière l’anecdote, cette affaire rappelle des enjeux cruciaux pour les juristes spécialisés en droit international :
- Les traités défensifs sont négociés dans des logiques de méfiance contrôlée, pas de candeur tactique.
- La transparence exigée est organisationnelle (notification, inventaire, inspection), pas tactique (positionnement permanent).
- L’interprétation opportuniste du droit pose des risques pour la stabilité internationale.
Ce n’est pas le premier exemple où le texte des traités est invoqué pour justifier une posture militaire, et ce ne sera pas le dernier. Mais il offre un cas d’école, utile aux juristes d’affaires, sur la manière dont le langage de la loi peut être détourné à des fins d’image, de persuasion ou de couverture…