Le récent ouvrage The AI Revolution: the International Legal Perspective, co-édité et co-écrit par Anne-Marie Pecoraro, offre une réflexion mondiale sur les défis juridiques posés par l’intelligence artificielle dans les industries créatives. Avec la rubrique “Dans les faits” prenons du recul et remettons le droit au centre des débats.
L’Intelligence artificielle (IA) est omniprésente dans l’actualité. Outil formidable au service de la société ? Menace pour le monde du travail ? Danger dormant ? Ces questions sont vertigineuses au regard de la rapidité de progression du domaine. Pour éviter le mal de tête (ou la crise existentielle) faisons un détour par du concret et du stable : le droit.
Lorsqu’elle devient générative, la capacité de l’IA à créer des contenus « neufs » (musiques, images, textes…) interroge d’autant plus au regard de la protection des droits d’auteur d’œuvres préexistantes. Car pour apprendre et progresser, les IA épluchent méticuleusement des bases de données considérables : il s’agit de la fouille de texte et de données ou text and data mining (TDM). Le débat est incessant.
L’introduction de la Directive 2019/790 « sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique », dite DSM, pose des exceptions et des limitations à l’extraction des données nécessaire à la formation de modèles d’IA. Elle permet aux titulaires de droits d’empêcher explicitement de telles activités par des clauses de retrait ou opt-out.
Le droit de retrait à l’échelle européenne. En conformité avec la directive DSM, les États membres doivent établir des limitations ou exceptions à la fouille de données pour certains droits, y compris le droit exclusif de l’auteur d’autoriser ou d’interdire la reproduction temporaire ou permanente, directe ou indirecte, en tout ou en partie de son œuvre. Cette exception doit s’appliquer sauf si l’utilisation des œuvres a été expressément réservée par les titulaires de droits, notamment par des moyens lisibles par machine s’agissant du contenu mis en ligne et accessible au public (Article 4 de la directive) .
Le droit de retrait en France. La transposition de la directive dans le Code de la propriété intellectuelle (CPI) définit le TDM comme l’application d’une technique d’analyse automatisée des textes et données numériques pour extraire des informations (modèles, tendances, corrélations). Le CPI introduit deux régimes distinguant la fouille à des fins de recherches scientifiques de celle sortant de ce cadre strict (Article L122-5-3).
Par ailleurs, l’article du CPI ouvre les hypothèses « quelle que soit la finalité de la fouille » et pose alors dans ce cas une exception au TDM sous la forme d’un droit de retrait ouvert à l’auteur : « des copies ou reproductions numériques d’œuvres auxquelles il a été accédé de
manière licite peuvent être réalisées en vue de fouilles de textes et de données menées à bien par toute personne, quelle que soit la finalité de la fouille, sauf si l’auteur s’y est opposé de manière appropriée, notamment par des procédés lisibles par machine pour les contenus mis à la disposition du public en ligne. »
La réglementation européenne et française concernant le droit de retrait au regard du TDM cherche ainsi à ménager l’équilibre entre les intérêts des titulaires de droits et ceux des développeurs d’intelligence artificielle. Mais les défis sont nombreux.
Les défis liés au droit de retrait.
En pratique, la mise en place et le respect du droit de retrait demeurent complexes. Le premier défi est l’équilibre des pouvoirs entre les titulaires de droits et les entreprises spécialisées dans l’IA. Les premiers seront amenés à négocier avec ces derniers, risquant ainsi le contrôle sur leur œuvre et leur potentielle compensation en cas d’utilisation.
Du côté des entreprises spécialisées, les limitations posées au TDM par les auteurs et leurs titulaires de droits peuvent soulever des questions au regard du développement des technologies d’IA.
Un autre problème majeur est le manque de transparence, notamment lorsque les bases de données sont privées. S’ajoute à cela la difficulté de mise en œuvre pratique de la notion de « procédés lisibles par machine » et une importante décision allemande a déjà examiné
quels procédés rempliraient convenablement la notion de «lisibles par machine ».
L’AI Act, publié le 1er août 2024, répond partiellement à cet enjeu en imposant une conception négociée de la transparence, mais le dispositif laisse bien des questions ouvertes.
Des solutions pratiques pour surmonter ces défis.
Afin de répondre aux incertitudes, nous pouvons lister quelques solutions pratiques. A commencer par l’élaboration de clauses de retrait standardisées par des organismes du secteur à l’instar du Syndicat national de l’édition (SNE) en France. Mais aussi la mise en place de protocoles de limitation lisibles par machine, comme le TDM Reservation Protocol. Ou encore, la création de solutions portées par des start-ups comme le Do Not Train Registry de la société Spawning, permettant aux artistes de faire valoir leurs droits de retrait via une liste renseignant leurs droits de propriété intellectuelle.
Ne pas battre en retraite.
Le cadre du droit de retrait dans l’Union européenne et en France présente encore des défis significatifs. Bien que la directive DSM et sa transposition en France engagent vers la voie d’une meilleure protection des titulaires de droits, des difficultés pratiques persistent. Une coopération continue entre les titulaires de droits et les entreprises d’IA demeure essentielle pour parvenir à l’équilibre entre innovation et protection de la propriété intellectuelle.
Cet article découle du livre The AI Revolution: the International Legal Perspective, présenté par l’organisation www.iael.org pendant l’Amsterdam Dance Event 2024 et édité par Anne-Marie Pecoraro et Alexander Ross.