📆22 JANVIER 1921. Ce jour-là, le Tribunal des conflits rend une décision qui fera date en droit administratif. Explications.

Passe ton bac d’abord 

C’est la nuit en Côte d’Ivoire (alors colonie française), entre le 5 et le 6 septembre 1920. Pour rejoindre Bassam depuis Bingerville, à l’ouest d’Abidjan, il faut traverser la lagune Ebrié en empruntant le bac d’Eloka.

Ce soir-là, à bord du bac, se trouve une automobile, appartenant à la Société commerciale de l’Ouest africain (SCOA). Mais voilà, le bac coule. Naufrage.

Et c’est ainsi qu’est née la notion de SPIC. Attendez, déjà qu’est-ce qu’un SPIC ? Le SPIC, Service Public Industriel et Commercial, est une forme de gestion de service public soumise principalement aux règles de droit privé et à la compétence du juge judiciaire. Il se caractérise par une relation marchande entre un prestataire de services ou fournisseur (de transports en commun, d’énergie) et un usager ou bénéficiaire.

Quel rapport avec le bac d’Eloka ? 

On rembobine. Quelques heures après le naufrage donc, l’automobile est extraite de la lagune. La SCOA assigne la colonie devant le tribunal civil de Grand-Bassam et demande l’avis d’un expert pour juger de cet accident. Mais à qui faire appel ? Le lieutenant-gouverneur élève le conflit : le juge judiciaire peut-il être compétent pour connaître d’un litige qui découle d’un service public ?

Le Tribunal des Conflits constate :

  • Que le bac d’Eloka ne constitue pas un ouvrage public
  • Que l’utilisation du bac est payante : la colonie de Côte d’Ivoire exploite le bac dans « les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire »,
  • qu’il n’existe aucun texte attribuant la compétence à la juridiction administrative en matière de bacs 

Le 22 janvier 1921, le Tribunal rend sa décision : le conflit relève bien de la compétence du juge judiciaire. 

Voilà qui fait date !

Le Tribunal des conflits consacre ainsi la compétence du juge judiciaire pour les litiges découlant des services publics fonctionnant dans les mêmes conditions qu’une entreprise privée. Il les distingue ainsi des Services Publics Administratifs (SPA) régis principalement par le droit administratif et soumis au contrôle du juge administratif. La relation ici, est non lucrative pour l’usager et toujours dans un esprit d’intérêt général (établissements de santé publics, écoles, sécurité sociale). 

Avant 1921, on observe une vision restrictive des services publics : ils sont tous les services que la sphère privée ne peut pas offrir. L’arrêt Eloka reconnaît que l’Etat gère parfois son domaine privé par des actes de droit privé, alors même que le service peut être d’ordre public.

Le Tribunal des conflits ne considère pas que l’administration, personne morale de droit public, a agi comme une personne morale de droit privé mais qu’un service entier de cette administration doit être considéré, a priori, comme agissant comme une personne morale de droit privé. Ainsi à la gestion privée s’ajoute le service public soumis au droit privé. C’est en novembre 1956 que le Conseil d’Etat pose les critères objectifs d’identification des SPIC. Dès lors, on regardera l’objet du service (industriel et commercial), les modalités de fonctionnement (proche d’un acteur économique privé) et le mode de financement (redevances des usagers). 

Pour autant, la distinction SPA/SPIC ne va pas couler de source, les contours des deux notions étant parfois poreux. Il peut ainsi arriver que des SPIC intéressent directement le juge administratif, à l’instar de la réglementation de la police et du contrôle et plus généralement de tout ce qui a trait à la puissance publique. Un entre-deux avait été proposé en 1955 (TC, 28 mars 1955, Naliato), avec les services publics à objet social (SPOS), mais abandonné quelques années plus tard, en 1983 (TC, 4 juillet 1983 Gambini). 

Plus d’un siècle plus tard, la notion de SPIC est durablement arrimée à la jurisprudence administrative.

Moralité de l’histoire : même en cas de naufrage, il faut voir le verre à moitié plein !

  • publié le 25 octobre 2024