D’ordinaire, la rubrique Latitudes nous “géolocalise” dans un endroit précis, point de départ de l’analyse d’enjeux internationaux. Pour cette nouvelle édition, cassons les codes et multiplions les destinations pour retracer l’incroyable parcours de la photographe Lee Miller.
Lee Miller (née Elisabeth Miller, le 23 avril 1907, dans l’état de New York aux Etats-Unis) a vécu tant de vies que le film éponyme qui lui est consacré, en salles le 9 octobre prochain, n’en couvre qu’une partie, qui a failli tomber dans l’oubli, de 1938 à 1948.
Rare femme reporter de guerre dans un univers dominé par les hommes – dont certains particulièrement hauts en couleurs, comme Ernest Hemingway – on lui doit pourtant quelques-unes des photographies iconiques de la seconde guerre mondiale, de Londres en 1939 jusqu’au cœur du Reich en 1945, en passant par la Normandie, Paris, les camps de concentration libérés de Buchenwald et Dachau, Munich ou encore Torgau où les armées américaines et soviétiques ont fait leur première jonction. La sortie prochaine du biopic avec Kate Winslet est l’occasion de revenir sur quelques-uns des lieux ayant façonné ce personnage hors du commun.
New York
La première carrière professionnelle de Lee débute à New York, où elle est recrutée en 1927, par hasard, par le magazine Vogue – dont elle deviendra ensuite photographe, puis photoreporter – comme mannequin. Cette carrière sera courte (deux ans), mais fera d’elle l’une des égéries de la fin des années folles.
Londres
C’est à Londres que commence la carrière de photoreporter de Lee Miller. Arrivée de Paris à la déclaration de la guerre en 1939, elle y est recrutée par Vogue et commence par y réaliser des photographies de mode, passant du rôle d’assistante studio à celui de photographe, le photographe attitré ayant été mobilisé.
Ses premiers photoreportages portent sur le Blitz et les destructions causées par les bombardements, ainsi que sur la mobilisation des femmes dans l’effort de guerre, dans les usines, les hôpitaux et la défense antiaérienne. Accréditée par l’armée américaine comme correspondante de guerre en 1942, ses photoreportages du front, dans un hôpital militaire américain en Normandie, convaincront les éditeurs de Vogue de consacrer une part du magazine à la couverture de la guerre.
Paris
Paris occupe une place particulière dans la vie et l’œuvre de Lee Miller. C’est d’abord là qu’à 18 ans, elle est envoyée par ses parents pour finir ses études – son caractère libre et rebelle ayant conduit à son exclusion de plusieurs établissements scolaires américains. Elle décide, unilatéralement, d’y entreprendre des études de théâtre et d’arts plastiques à l’École nationale supérieure des beaux-arts, avant que son père vienne la chercher pour la ramener à New York.
C’est à Paris qu’elle retourne, en 1929, et rencontre Man Ray, dont elle devient la maîtresse, l’assistante et la muse pendant trois ans. Elle y rencontre aussi Paul Eluard, Pablo Picasso et Jean Cocteau, participe activement au mouvement surréaliste et y ouvre son premier studio photo.
C’est là, encore, qu’elle revient en 1937 et rencontre Roland Penrose, écrivain surréaliste britannique qui deviendra son second époux, tout en fréquentant les cercles d’artistes (Picasso réalisera, à cette époque, plusieurs portraits d’elle).
« France, free again ! » (« La France, libre à nouveau ») est le titre du photoreportage paru le 15 octobre 1944 consacré à la libération de Paris. Lee y décrit toutes les facettes de la libération : les collaborateurs arrêtés, les femmes tondues, la dureté de la vie quotidienne des habitants confrontés aux privations, mais aussi la vie qui reprend et les figures du monde culturel qu’elle retrouve.
Dachau
« BELIEVE IT » (« CROYEZ-LE »). C’est le titre que le magazine Vogue a donné à la série de photoreportages réalisés par Lee Miller en Allemagne durant les premiers mois de 1945, publiés dans son édition de juin de la même année.
Après avoir couvert la libération de la France, de Saint-Malo -où elle était la seule reporter présente – à l’Alsace, en passant par Paris, Lee entre en Allemagne, où elle suit les unités américaines et témoigne de la chute du Reich, notamment à Leipzig où elle photographie les corps des dignitaires nazis locaux s’étant suicidés en famille. Elle découvre alors l’horreur des camps de concentration, d’abord à Buchenwald, quelques jours après la libération du camp – où elle assiste aux visites forcées organisées par le général Patton à l’attention des habitants de la ville voisine de Weimar, qui clamaient tout ignorer des crimes perpétrés à quelques kilomètres de chez eux –, mais surtout à Dachau, où elle arrive parmi les premiers correspondants de guerre dans le sillage des troupes. Elle y prend des photographies restées célèbres des piles de cadavres décharnés, devant les fours crématoires ou dans les wagons à bestiaux où les victimes sont mortes avant même d’arriver au camp, ainsi que des survivants et de leurs bourreaux.
Ce qu’elle voit et décrit est tellement inimaginable qu’elle craint que ses photographies et récits ne soient pas publiés : dans le télégramme accompagnant l’envoi de son reportage à Vogue, elle implore son éditrice de la croire. C’est ainsi que, parmi les premiers, un magazine de mode ouvre les yeux de l’Amérique sur les crimes commis par le régime nazi.
Munich
« Je me suis lavée de la boue de Dachau dans la baignoire d’Hitler ». L’une des photographies les plus célèbres de Lee Miller n’a pas été prise par elle : elle en est le sujet. On la voit se lavant dans la baignoire d’Hitler, dans l’appartement de ce dernier à Munich. La photographie a été prise par son partenaire et amant, David Sherman, photoreporter pour le magazine Life, mais c’est elle qui l’a minutieusement mise en scène, faisant contraster son uniforme et ses bottes de combat sales et boueux avec la propreté du carrelage, sous le regard d’un portrait de Hitler, qui s’était suicidé le même jour avec sa maîtresse, Eva Braun, dont elle photographiera également l’appartement munichois.
Epilogue
Malheureusement, la boue de Dachau laissera des traces indélébiles et Lee Miller abandonnera progressivement la photographie pour sombrer dans l’excès d’alcool et de médicaments et une dépression résultant certainement du syndrome post-traumatique causé par les expériences vécues durant la guerre, s’ajoutant aux traumatismes subis dans son enfance. Elle décède le 21 juillet 1977, en Angleterre.
A son décès, la photoreporter Lee Miller avait été oubliée et l’on ne se souvenait guère plus d’elle que pour son rôle de modèle de Man Ray. Ce n’est qu’après sa disparition que son fils, par hasard, retrouvera dans son grenier des boîtes contenant 60 000 négatifs, 20 000 tirages et de nombreux documents retraçant le parcours de sa mère. Il en écrira la première biographie en 1985 et les ouvrages, articles et rétrospectives se succéderont alors, faisant sortir Lee du quasi-anonymat dans lequel elle était tombée.
Son incarnation par Kate Winslet dans le biopic à venir permettra au grand public de découvrir une partie importante de la vie de cette femme extraordinaire. D’ici le 9 octobre, il est aussi possible d’écouter le podcast en 5 épisodes, Lee Miller, une combattante, réalisé par France Culture.