Pour préserver le libre jeu du marché, l’Autorité de la concurrence surveille un vaste éventail d’agissements chez les acteurs économiques, parmi lesquels les acquisitions prédatrices. Il s’agit de l’acquisition de jeunes entreprises innovantes par des acteurs importants qui s’évitent ainsi de sérieux futurs concurrents, mais contreviennent dans le même temps aux règles de la libre économie.
Pour contrer de telles pratiques, l’Autorité de la concurrence dispose d’un arsenal toujours plus développé. Cependant, des trous dans la raquette subsistent. Ces derniers temps, pour mettre à mal certaines acquisitions prédatrices, l’Autorité a fait preuve de créativité, quitte à aller piocher dans le droit des ententes, à ressortir des jurisprudences obsolètes, à revenir sur certaines décisions.
Ces audaces créatives rapprochent certains dossiers de La Tempête (1886) de Monet. Un pêle-mêle assez inédit qui s’avère de plus en plus imprévisible pour les juristes, et de plus en plus dangereux pour les organisations.
Contrôle des acquisitions prédatrices :
les seuils de chiffre d’affaires, un critère pas toujours satisfaisant.
Depuis 1989, les opérations d’acquisition font l’objet d’un contrôle spécifique par la Commission européenne et les Etats membres de l’Union européenne.Ce contrôle des concentrations est fondé sur un système de notification du projet d’acquisition par l’acquéreur aux autorités de concurrence, antérieurement à sa réalisation. Ces dernières analysent ensuite les effets attendus de l’opération et adoptent une décision, l’autorisant – dans la majorité des cas – ou l’interdisant.
Les parties à l’opération sont tenues de rester indépendantes jusqu’à la décision d’autorisation, qui est généralement une condition suspensive à la réalisation de l’opération, stipulée dans l’accord d’achat d’actions (SPA).
Le contrôle des concentrations ne s’applique toutefois pas à toutes les opérations d’acquisition. En fonction des chiffres d’affaires des parties et de leur localisation, l’opération doit ou non être notifiée, à l’Autorité de la concurrence ou à la Commission européenne.
Les jeunes entreprises innovantes ne réalisant généralement pas encore de chiffre d’affaires ou un chiffre d’affaires inférieur aux seuils, des opérations d’acquisition prédatrices peuvent échapper au contrôle des concentrations.
Face à ce constat, les autorités de concurrence sont tentées d’agir sur d’autres fondements, quitte à remettre au goût du jour certaines jurisprudences, considérées comme obsolètes.
Le droit des pratiques anticoncurrentielles pour contrôler les concentrations
Avant la mise en place du contrôle des concentrations, la Cour de justice des Communautés européennes interdisait aux entreprises d’abuser de leur position dominante sur un marché pour évincer des concurrents actuels ou potentiels. La prise de contrôle ou le rachat d’un concurrent par une entreprise en position dominante pouvait notamment constituer un abus de position dominante.
Ce dispositif pourtant obsolète semble connaître une nouvelle jeunesse.
Ainsi, le 16 mars 2023, la Cour de justice de l’Union Européenne a fait application d’une ancienne jurisprudence en date de 1973, en vertu de laquelle la prise de contrôle d’une entreprise par une entreprise en position dominante peut constituer un abus de position dominante, quand bien même cette opération ne remplirait pas les seuils de contrôle des concentrations.
Le droit des ententes n’échappe pas non plus aux élans créatifs de l’Autorité de la concurrence. Par sa décision du 2 mai 2024 relatif à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de l’équarrissage, l’Autorité a estimé qu’une opération de concentration « dépourvue de dimension communautaire, au sens de l’article 1er de ce règlement [concentrations], située en dessous des seuils de contrôle ex ante obligatoire prévus par le droit national et n’ayant pas donné lieu à un renvoi à la Commission en application de l’article 22 dudit règlement » est susceptible de faire l’objet d’un contrôle a posteriori sur le fondement du droit des ententes.
Un triple contrôle et de dangereux mélanges…
L’analyse des opérations de concentration – pourtant sous les seuils – sur le fondement des pratiques anticoncurrentielles est un retour en arrière particulièrement dangereux pour les entreprises, qui se trouvent confrontées à une grande insécurité juridique. Alors même qu’un règlement dédié prévoit les modalités de contrôle d’une opération, les autorités de concurrence peuvent contrôler à posteriori des opérations d’acquisition qui n’en remplissent pas les seuils d’application et ordonner aux parties de se séparer.
Les entreprises peuvent donc se trouver dans des situations où, en plus de leurs obligations dans le cadre du contrôle des investissements étrangers et du contrôle des subventions étrangères, elles doivent procéder à une triple analyse de leurs opérations de concentration au regard du contrôle des concentrations, du droit des abus de position dominante et du droit des ententes…
Face à ces incertitudes nouvelles, les entreprises sont plongées dans un intense tumulte proche de La Tempête (1886) de Monet. Dans une telle situation, certains recommandent de ne pas prendre la mer. Pour le juriste, le défi consistera à tenir la barre pour mener les acteurs économiques jusqu’à bon port.