Avec la rubrique « Latitudes », 90° change d’échelle pour décrypter le droit au niveau international. Dans ce nouvel épisode, notre GPS indique 38°53’55.615” nord, 26862, 77°2’1.111” ouest : direction le siège de la Federal Trade Commission à Washington. 

Une traversée de l’Atlantique pour pousser les portes d’une institution vieille de 110 ans : la Federal Trade Commission (FTC). Depuis 1914, cette agence gouvernementale indépendante a pour mission la protection du droit des consommateurs et le contrôle des pratiques anticoncurrentielles sur les différents marchés américains. Dans le paysage des autorités de de concurrence, l’équivalent français est l’Autorité de la concurrence, qui veille avec la Commission européenne à l’application des règles de concurrence. 

Sans marché, pas de concurrence. Classiquement, le droit de la concurrence s’intéresse aux marchés sur lesquels sont vendus des produits et des services Pourtant, il est un marché qui jusqu’en 2016 n’avait pas fait l’objet d’une intervention particulière : le marché du travail. Sa particularité ? Faire coïncider la demande d’une entreprise avec l’offre d’un individu disposant de capacités propres, variables mais recherchées. 

Et, spoiler alert, ce marché n’échappe pas non plus aux pratiques anticoncurrentielles.

Non au non-débauchage !

En matière de pratiques anticoncurrentielles sur le marché du travail, les accords de non-débauchage sont une cible de choix. Ces derniers sont passés entre entreprises concurrentes sur les marchés de l’emploi et visent, pour chacune des parties, à s’interdire de solliciter ou de recruter les salariés de l’autre partie. Ils peuvent également contenir des restrictions portant sur la communication des postes à pourvoir ou des mécanismes d’embauche biaisés empêchant le recrutement de salariés par des employeurs parties à l’accord. Tous les secteurs d’activité sont potentiellement concernés par cette pratique, du moment que des entreprises emploient des personnes ayant des compétences similaires. 

La pratique de non-débauchage emporte des effets négatifs concrets, à la fois pour les salariés et les consommateurs. 

Côté salariés, ces accords limitent leurs opportunités de mobilité, d’évolution de carrière et de rémunération. Par la même, c’est l’innovation qui en prend un coup. De récentes études démontrent que les incitations à innover sont plus importantes pour les salariés qui peuvent tirer des avantages économiques des connaissances qu’ils génèrent sur des marchés sur lesquels il est aisé de changer d’employeur (1). Cela est d’autant plus vrai pour les salariés très qualifiés car ils permettent aux entreprises d’acquérir l’expertise et le savoir-faire nécessaires au processus d’innovation. Dans l’impossibilité d’embaucher des salariés qualifiés du fait de ces accords, les entreprises doivent se rabattre sur la formation en interne de leurs salariés ce qui peut être long et coûteux. 

Côté consommateurs, les accords de non-débauchage sont susceptibles d’entraîner une baisse de l’innovation, ce qui réduit la qualité et la variété des biens et services à leur disposition. In fine, la réduction de la main-d’œuvre disponible sur des marchés marqués par de nombreux accords de non-débauchage peut impacter la production des entreprises, entraînant une augmentation des coûts pour les consommateurs.

Innovation made in U.S.A

C’est à partir de 2016 que la FTC s’intéresse sérieusement aux pratiques anticoncurrentielles qui ont cours sur le marché du travail, en particulier aux accords de non-débauchage (2).  Ainsi, la FTC et le Département de la Justice (DOJ) ont publié un document d’orientation sur les ressources humaines soulignant que les accords de non-débauchage étaient illégaux et constituaient des infractions pénales (3). Des actions pénales ont d’ailleurs été intentées par le DOJ à l’encontre d’entreprises et de leurs salariés suspectés d’avoir conclu des accords illégaux avec leurs concurrents pour geler les salaires et empêcher le débauchage de salariés respectifs.

A la conquête de l’Est ?

Le Vieux Continent aurait-il quelque chose à apprendre de son benjamin ? En effet, la Commission européenne n’a, à ce jour, pas encore sanctionné spécifiquement des pratiques de non-débauchage ou des accords de fixation des salaires et autres conditions de travail. 

Le sujet n’a pourtant pas été complètement ignoré. 

En 2017, la Commission a jugé que l’Union Internationale de Patinage (ISU) violait l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) en imposant des règles d’éligibilité interdisant aux patineurs de participer à des compétitions internationales de patinage de vitesse, comme les Jeux olympiques, s’ils concouraient dans des événements non reconnus par l’Union (4). Les patineurs contrevenants risquaient des sanctions sévères, dont l’exclusion à vie de ces compétitions majeures. La Commission a jugé que ces règles avantageaient les intérêts commerciaux de l’ISU au détriment des athlètes et de leur liberté d’accéder à des sources de revenus supplémentaires. Récemment, la CJUE a confirmé cette décision (5).

Au niveau des Etats-membres, les autorités de concurrence se saisissent progressivement de la question. En 2022, l’Autorité portugaise de la concurrence a infligé une amende de plus de 11 millions d’euros à la ligue de football professionnel portugaise ainsi qu’à une trentaine de clubs de foot qui s’étaient accordés pour ne pas embaucher les joueurs ayant résilié leurs contrats du fait du Covid-19. 

En France, l’Autorité de la concurrence a sanctionné trois fabricants de revêtement de sol pour avoir notamment échangé des informations relatives à leurs politiques commerciales, mais aussi à la politique de recrutement, aux salaires et aux bonus de leurs salariés, et s’être engagées à ne pas débaucher les salariés des autres parties (6).

Yes, we can !

En droit de la concurrence comme ailleurs, il vaut mieux prévenir que guérir. Listons quelques bonnes pratiques : 

  • Inclure les département ressources humaines dans le périmètre des programmes de conformité ;
  • Former régulièrement les équipes internes, notamment les directions des ressources humaines et du recrutement, qui sont souvent mises à l’écart des programmes de conformité, au droit de la concurrence ;
  • Modifier les politiques et règles internes pour interdire explicitement toute coordination avec d’autres entreprises sur le non-débauchage et la fixation des conditions de travail et des salaires, y compris dans le cadre d’association professionnelles ;
  • Dans le cadre de relations avec des entreprises employant des salariés aux compétences similaires, s’abstenir de tout accord mais également de tout échange d’informations sur les salaires (actuels et futurs).

Alors que l’intérêt des autorités pour les pratiques de non-débauchage va crescendo, il est bon de garder cette brève to-do list en tête ! Rappelons qu’en cas d’infraction au droit de la concurrence, l’entreprise risque une amende pouvant s’élever jusqu’à 10% de son chiffre d’affaires mondial consolidé (7).

 

1.Voir sur ce point l’étude de l’Autorité portugaise de la concurrence de septembre 2021. 2.Voir par exemple, concernant des restrictions contenues dans des contrats de franchise, Deslandes v. McDonald’s USA, LLC, 2023 WL 5496957 (7ème circuit, 25 août 2023). 3.DOJ, Antitrust Division & Federal Trade Commission, Antitrust Guidance For Human Resource Professionals (2016). 4.Commission européenne, décision du 8 décembre 2017, International Skating Union’s Eligibility rules, AT. 40208. 5.Cour de justice, arrêt C-124/21 P du 21 décembre 2023. 6.Autorité de la concurrence, Décision 17-D-20 du 18 octobre 2017 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des revêtements de sols résilients. 7.Le chiffre d’affaires consolidé est la somme des chiffres d’affaires des unités légales d’un groupe, à laquelle on ôte le chiffre d’affaires réalisé entre les filiales du groupe.

  • publié le 11 avril 2024

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