Racines d’arbre est peint par Van Gogh le jour même de sa tentative de suicide à Auvers-sur-Oise, le 27 juillet 1890. Sur la toile, un entrelacs de troncs, de souches et de racines rampant vers le sol, une plongée dans l’inconscient du processus créatif, noueux et asphyxiant. Ce tableau m’interroge notamment sur les liens entre la volonté et les tourments intérieurs.
Face au tableau si dense, à quoi ai-je pensé ? Je le confesse avec un peu de morgue… au droit de la concurrence, réflexe tristement keynésien face à la création. Ce chemin tout aussi tortueux et obscur suscite de nombreux travaux scientifiques reliés à l’entente anti-concurrentielle. Un tel sujet cristallise aussi la confrontation entre la volonté, ou la conscience, et les sources extérieures et nouvelles qui peuvent l’affecter. L’occasion de plonger dans le cœur profond et obscur de l’entente.
L’entente, la volonté et le logiciel.
Le mythe de la concurrence parfaite repose sur l’incertitude pour un opérateur économique d’appréhender les actions de ses concurrents en termes de prix, de technologie, de communication, etc. Son objectif étant d’assurer aux acheteurs une capacité de choix, au meilleur prix.
Une entente anti-concurrentielle reposera sur un accord de volonté entre opérateurs pour supprimer l’incertitude du mythe en fixant artificiellement un prix et s’assurer de confortables marges. Les membres de l’entente n’ayant plus qu’à se surveiller mutuellement pour que l’accord perdure.
Précision importante : au-delà de l’accord formel, il existe la pratique concertée ou collusion frauduleuse. Cette forme de coordination permet aux acteurs concernés – sans accord formel – d’éviter les risques liés à la concurrence. Dans ce cas, il faut qu’il y ait un acte de volonté à la collusion car un simple parallélisme de comportement ne sera pas critiquable par le droit de la concurrence.
Dans les deux cas – accord formel ou collusion frauduleuse – le cœur de l’entente réside dans la volonté commune des membres de fausser le marché, en pleine conscience du caractère anti-concurrentiel de leur action. Sans volonté pas d’accord, sans accord pas d’entente. Depuis l’origine des textes sur la concurrence, cette volonté doit être établie par des preuves : contacts, compte-rendu, échanges…. Or, l’usage exponentiel d’intelligence artificielle (IA) et autres logiciels changent la donne, à grande échelle.
Ces algorithmes de surveillance, de comparaison ou d’apprentissage des prix sont légion. Pensez à vos billets d’avion, aux réservations de chambres d’hôtel. Avec les bons paramétrages, ces logiciels ajustent les prix en temps réel, en distinguant les acheteurs. Leur impact est double :
- D’une part, leur capacité d’analyse “XXL” des prix peut supprimer l’incertitude de la concurrence parfaite,
- D’autre part, leur autonomie peut conduire à un ajustement des prix sans échange direct entre opérateurs.
Cette absence de contact questionne les racines de l’entente. Peut-il y avoir entente en l’absence de volonté avérée d’enfreindre le droit ? Comment déterminer une intention collusive ? Comment ce contrôle peut-il s’opérer ? L’utilisation d’un logiciel anti-mythe – nourri par une IA – relève-t-il de la responsabilité de l’entreprise qui le détient ? L’accès à ces racines, toujours plus profondes, est un casse-tête pour les autorités de la concurrence.
Lorsqu’un tiers vient compliquer les racines…
Bien sûr, le codage n’est pas neutre. Lorsqu’un algorithme à visée anti-concurrentielle est créé (ou partagé) par un ou plusieurs membres d’une entente, ses lignes de code vont caractériser la volonté des parties d’enfreindre le droit et constituer la preuve de l’entente.
Selon les affaires, cette volonté sera plus ou moins complexe à démontrer. Ainsi, en 2015 des vendeurs de posters en ligne sur Amazon s’étaient entendus pour fixer les prix des posters en commun résultant d’une utilisation conjointe d’un algorithme, la volonté ne posa pas trop souci.
La chose se complique avec la présence de tiers à l’entente. Un consultant extérieur ou un éditeur de logiciel peut servir de vecteur aux pratiques anti-concurrentielles, si tous les opérateurs lui fournissent et réclament les mêmes informations. Le tiers applique alors le même algorithme aux membres de l’entente, et les données ainsi partagées conduisent à un alignement des prix.
Ces mêmes tiers peuvent aussi proposer des services basés sur une interaction entre les systèmes des opérateurs. Leur prestation sera d’autant plus efficace si les membres confient au logiciel la fixation des prix qui vont s’aligner artificiellement. Et voilà le casse-tête qui se poursuit… Les clients du tiers avaient-ils connaissance du caractère anti-concurrentiel du logiciel ? Pouvaient-ils raisonnablement le prévoir ? Avaient-ils conscience de la volonté artificielle du logiciel ?
At last, but not least*. Qu’en est-il de l’usage parallèle d’algorithmes individuels, sans même intervention d’un tiers ? Dans cette situation, chaque logiciel est utilisé séparément par les opérateurs, sans interaction évidente entre eux. Dans ce cas, le parallélisme des prix est-il le fruit de mécanismes normaux du marché ou peut-on considérer qu’il résulte d’une entente anti-concurrentielle ? La réponse est complexe, la surveillance du marché et la décision unilatérale d’un opérateur s’alignant sur le marché n’est pas en soi critiquable.
L’autorité de concurrence devra sonder les intentions réelles en recherchant des éléments complémentaires comme : la nature du marché (nombre d’acteurs, niveau d’innovation, barrières à l’entrée.), l’interaction entre logiciels, la communication entre opérateurs.
Les Racines de Van Gogh nous plongent dans les méandres de la création, dans un entrelac sinueux et insondable. Qui pour capter les intentions de l’artiste ? En était-il lui-même capable ?
Face aux évolutions technologiques, les autorités de la concurrence se retrouvent confrontées à un défi majeur : dénouer les branches de la volonté et de l’intelligence artificielle pour prouver que l’utilisation de logiciels d’IA n’ont pas pour objet de mettre en œuvre une entente…artificielle.