« L’humeur de » vous propose de découvrir la réflexion d’un(e) associé(e) d’UGGC Avocats sur des sujets liés à son expertise. Dans cette nouvelle édition, Anne-Marie Pecoraro revient sur la protection de la création culturelle en France, qui a inspiré d’autres pays à l’échelle européenne.

En 2007-2008, la grève des scénaristes américains avait marqué les amateurs de séries hollywoodiennes, de nombreux programmes s’étant alors conclus à la hâte faute d’épisodes suffisamment écrits. Quinze ans plus tard, le nouveau mouvement de grève de la Writers Guild of America, qui paralyse depuis début mai 2023 la production outre-Atlantique (d’autant qu’il a depuis été rejoint de manière historique par les syndicats d’acteurs), sera-t-il aussi perceptible pour les spectateurs contemporains, habitués à l’offre soutenue de nouveaux films et séries distribués via streaming ? Si l’influence des Etats-Unis en matière de pop culture perdure, l’Europe fournit régulièrement des œuvres qui rencontrent un succès massif à l’international, à l’image du célébrissime Dix pour cent, de la série Lupin (Netflix) du film Medellin (Prime Video), ou encore de Miraculous, pour ne citer que des exemples français.

L’offre généreuse de films et de séries inédits à portée de clic témoigne de la vitalité d’une production populaire, multiple et transnationale. Dans un tel contexte, la capacité à développer puis contrôler nos propriétés intellectuelles est un atout essentiel pour l’Europe. Forte de son riche héritage culturel et de sa tradition de pensée critique, l’Europe peut tirer parti de cette ressource précieuse, dans un contexte mondialisé et hautement compétitif.

Entretenir le moteur économique

Les industries basées sur la connaissance et l’innovation constituent un vivier d’emplois qualifiés et stimulent la croissance. Le développement des propriétés intellectuelles en Europe est donc également un moteur économique, qu’il convient d’entretenir en investissant dans la recherche et le développement pour maintenir la compétitivité, décloisonner, et permettre l’éclosion de jeunes talents. C’est là qu’entrent en jeu certains aspects de la fameuse exception culturelle française, cette palette de dispositifs dédiés à la protection et à la promotion de la diversité culturelle : il a toujours été crucial de maintenir des mécanismes d’incitations et de financement adaptés tels que les soutiens aux films indépendants, des coproductions entre pays européens et des initiatives de distribution et de promotion spécifiques pour favoriser l’accession au marché de la création indépendante. 

Une coopération accrue entre les pays européens peut prendre la forme de coproductions, mais également d’échanges de bonnes pratiques afin de créer des projets plus ambitieux et surtout plus visibles : garantir leur accès à un plus large public est indispensable. Les plateformes représentent, certes, une concurrence, mais aussi une opportunité de financement et de diffusion mondiale pour la production audiovisuelle européenne. Une régulation adéquate est à encourager pour équilibrer une certaine concurrence et pour protéger les droits des créateurs comme du public : quotas de diffusion, incitations fiscales et aides financières sont utilisés pour soutenir les producteurs indépendants et les cinéastes européens.

Il y a d’immenses talents de part et d’autre de l’Atlantique et le droit de l’audiovisuel a réussi à traverser des décennies pour les accompagner et encourager à échanger fructueusement.

Des mécanismes européens pour la création

En France, l’exception culturelle permet à la production audiovisuelle de rester puissante face au marché mondialisé et américain. Inspiré par cette stratégie, le Vieux Continent a déjà de longue date mis en place des mécanismes pour protéger la diversité culturelle européenne. Lors de l’ouverture du dernier Festival de Cannes, le Commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, a ainsi rappelé que les plateformes internationales de streaming se sont illustrées par une politique d’achats des droits de propriété intellectuelle européens, puis a recommandé de préserver l’indépendance de la production et le contrôle européen de la propriété intellectuelle, tant elle constitue un atout culturel comme économique. C’est là étendre l’exception culturelle, de française à européenne.

De plus, la France a milité activement pour l’inclusion de la culture dans les accords commerciaux internationaux, notamment lors des négociations à l’Organisation mondiale du commerce, permettant ainsi de renforcer la présence des films européens sur les marchés internationaux, y compris aux États-Unis.

Les règles européennes en matière d’aides d’État visent à prévenir les distorsions de concurrence au sein du marché unique des 27 pays membres. Cependant, l’Union reconnaît la nécessité de soutenir les secteurs culturels et créatifs. Le modèle français de l’exception culturelle a aussi influencé l’importante Directive européenne sur les services de médias audiovisuels (SMA), adoptée en 2018. Ce texte intègre des dispositions largement inspirées du modèle français, afin de protéger la diversité culturelle et linguistique par des mécanismes poussés.

L’évolution constante des technologies numériques pose de nouveaux défis quant à la réglementation et à la protection de la diversité culturelle. Parmi les revendications des plus des scénaristes et comédiens américains en grève durant l’été 2023, l’encadrement du recours à l’intelligence artificielle, tant pour l’écriture que pour la production, est un point crucial. L’Europe n’échappera pas à ce débat : créer des contenus en limitant l’intervention humaine ouvre le risque d’une réduction de la diversité culturelle, et il convient de réglementer ces technologies pour garantir que les créations réalisées avec l’aide de l’IA soient rigoureusement encadrées, comme l’ont été les productions traditionnelles. Le public comme les ayants droit devront être protégés, et notre exception culturelle nous donne l’expérience et la légitimité pour faire entendre nos voix.

  • publié le 4 septembre 2023