Avec « Orsay en miroir », 90° plonge dans les collections du célèbre musée parisien et décrypte à l’aune du droit l’une des œuvres exposées. Focus sur « Les Joueurs de cartes », une toile signée Paul Cézanne (entre 1890 et 1895).
Avec Les joueurs de cartes (v.1890), Cézanne nous présente un face à face bien mystérieux, souvent interprété comme un affrontement entre l’artiste et son père. Quelle que soit leur identité, chaque adversaire est plongé dans son jeu de cartes blanches. On imagine deux manières de voir le monde, d’appréhender, de sonder ou d’ignorer son adversaire.
D’une certaine manière, ce face à face fait écho au dialogue permanent, confinant parfois au rapport de force, entre la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) et le Conseil d’Etat, sur la question de l’intégration du droit de l’Union Européenne dans l’ordre juridique national.
Une partie se joue actuellement, relative aux jeux en ligne dont le monopole est accordé par l’Etat Français à la Française Des Jeux (FDJ). Au cœur des débats, une question simple : ce monopole est-il conforme aux principes généraux du droit de la concurrence, posés par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ?
Tout comme la toile de Cézanne, certains non-dits autorisent toutes les spéculations. De là, à rebattre les cartes d’un monopole ? Faut voir…
Rappel du dernier tour de table
Par une décision en date du 14 avril 2023, le Conseil d’Etat a validé, au regard du droit européen, l’octroi par l’Etat à la FDJ des droits exclusifs (c’est-à-dire d’un monopole), pendant 25 ans, des jeux de loterie et des jeux de pronostics sportifs. Monopole qui, pour être précis, résulte d’une ordonnance du 2 octobre 2019, elle-même prise en application de la loi du 22 mai 2019 (dite « Loi PACTE ») venue notamment autoriser la privatisation de la FDJ.
Par cette décision, le Conseil d’Etat juge que ce monopole est conforme au droit européen, et rejette le recours formé par plusieurs opérateurs de jeux.
L’atout de l’intérêt général, pour couper le principe de liberté
L’une des questions posées au Conseil d’Etat portait sur la conventionnalité de ce monopole, au regard des principes généraux de liberté de prestation de services et de liberté d’établissement, respectivement protégés par les articles 49 et 56 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Sur la base de ces articles, la CJUE a dégagé une jurisprudence venant poser les conditions auxquelles les États membres peuvent, à titre dérogatoire, instaurer un monopole.
En substance, une telle restriction aux libertés de prestations de service et d’établissement peut être admise à la double condition qu’elle soit justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général (i.) et strictement proportionnée à cet objectif (ii.)
Hors de question pour le Conseil d’Etat de remettre en cause cette grille de lecture. Cependant, l’instance s’est livrée à une interprétation favorable au monopole de la FDJ, en jugeant que :
(I) Ce monopole répondait à des objectifs de protection de la santé et de l’ordre public (en raison des risques avérés de jeu excessif, de fraude et d’exploitation des jeux de loterie à des fins criminelles),
(II) Le mécanisme de droits exclusifs octroyés était nécessaire et proportionné à leur poursuite.
Une règle du jeu qui prête à interprétation…
C’est peut-être le second point qui porte le plus à débat, notamment au regard de la durée du monopole accordée : 25 ans.
En quoi la protection des objectifs d’intérêt général nécessite la pérennisation sur une durée aussi longue du monopole de la FDJ ? D’autant que ce monopole ne s’accompagne d’aucun dispositif de réexamen périodique permettant d’en vérifier la pertinence.
La réponse du Conseil d’Etat est pour le moins laconique. Celui-ci se contente de relever qu’il était « loisible » à l’Etat d’octroyer ce monopole à la FDJ en sachant qu’il lui appartient d’assurer, pendant cette durée de 25 ans, que ces mesures restrictives restent proportionnées à la réalisation des objectifs « et, dans le cas contraire, d’y mettre fin » (point 27 de la décision).
Habile pirouette donc, qui consiste pour le Conseil d’Etat à sauver la conventionnalité du monopole légalement institué, à la faveur d’un mécanisme de réexamen périodique que le Gouvernement n’avait lui-même pas prévu. Il n’est pas totalement certain que la CJUE se serait livrée à une même interprétation.
Une seconde partie à venir.
Même si ce face à face est moins frontal que l’opposition représentée dans la toile de Cézanne, il porte malgré tout son lot de non-dits et d’enjeux (plus ou moins) inconscients : il n’est jamais simple pour des cours prétendument suprêmes de se faire dire le droit…
La partie n’est toutefois pas finie et devrait d’ailleurs bientôt connaître un nouvel épisode, puisqu’était également soulevée auprès du Conseil d’Etat, la critique selon laquelle la rémunération due à l’État (fixée à 380 millions d’euros) par La FDJ en échange des droits exclusifs accordés constituerait une aide d’État illégale, en raison de son insuffisance.
Sur ce point, le Conseil d’État a sursis à statuer, dans l’attente de la décision de la Commission européenne qui, en juillet 2021, a parallèlement ouvert une procédure formelle d’examen pour aide d’Etat illégale. Une seconde partie est donc à venir (on ne sait pas encore quand précisément), dans laquelle le Conseil d’Etat ne sera pas cette fois-ci le maître du jeu.