Avec « Orsay en miroir », 90° plonge dans les collections du célèbre musée parisien et décrypte à l’aune du droit l’une des œuvres exposées. Focus sur « Crispin et Scapin », une toile signée Honoré Daumier (vers 1864).
Au musée d’Orsay, Daumier nous présente deux experts en fourberie : Crispin et Scapin (v.1864). Incarnation même de la ruse : regard en biais, sourire malin et satisfait du succès de son mauvais tour, croisant les bras d’un air de triomphe, etc.
Parfois, la vie bien réelle n’a pas besoin de dramaturge ou de caricaturiste pour faire évoluer des Scapin et des Crispin sur la scène du quotidien. Ces êtres parfaitement autonomes s’autorisent toutes les hardiesses et viennent défier les règles du droit.
Le plus burlesque dans tout ça ? C’est que le droit parvient difficilement à les punir.
A défaut de génie, il faut bien dire que ces “faiseurs de machines” sont doués d’une certaine audace. Ils connaissent les règles et savent s’en défier. Face à leur tour d’équilibriste, les experts juridiques doivent suivre, et tenter d’être plus malins qu’eux.
Une machination cousue de fil blanc
La situation qui nous concerne n’a rien de compliqué, son écriture n’a pas grande chose à voir avec l’enchaînement ingénieux des actes de Molière. Et pourtant.
Rappel des faits : nous sommes en Chine. Un employé de la filiale d’un groupe européen implantée sur le sol chinois, constitue sa propre société en Chine, au nom et à l’activité similaire. En français, anglais comme en chinois, le nom est quasiment identique.
Profitant de la facilité dans son travail au sein la filiale chinoise, il répondait aux demandes de devis, prenait en charge les commandes et signait les contrats au nom de sa société personnelle et, bien sûr, encaissait les paiements sur le compte bancaire de cette dernière. Tout cela sans que personne ne s’en aperçoive au sein du groupe européen, car la filiale chinoise n’avait tout simplement pas connaissance de ces demandes ou commandes, dirigées directement vers la société personnelle de son salarié.
Les clients, pour leur part, pensaient traiter avec la vraie société de leur choix. Les « ruses » ont éclaté au grand jour lorsqu’un des clients, une puissante société américaine, qui voit sa livraison retardée encore et encore, furieuse, a décidé de contacter directement la maison mère de la filiale chinoise. Surprise de la demande d’une société américaine de telle importance, qui n’est pourtant pas sur le fichier clients du groupe, la maison mère entame l’enquête interne et celle-ci pointe bientôt le salarié de la filiale chinoise.
Il est logique, même en Chine, d’engager une procédure pénale, mais la tentative n’a pas été fructueuse. Hormis le fait que les infractions économiques sont difficiles à accepter par la police en Chine, sauf pour les affaires d’un montant colossal, nous manquions cruellement d’éléments de preuve. En effet, la victime, société américaine, ne souhaitait pas apparaître dans une procédure pénale chinoise et restait muette à nos demandes de preuves. En l’absence des preuves les plus critiques, l’exercice est compliqué, voire impossible.
Une procédure pénale est pourtant possible en Chine. Dans un dossier de faux contrat de A à Z, signé par la filiale chinoise d’une autre société européenne, nous avions réussi à faire accepter une plainte. Le responsable était « impressionné » par les nombreux cachets rouges avec l’emblème national de la Chine, les cachets de ministères chinois. Plus c’est gros, plus ça passe. Cette fois-ci, l’auteur de l’escroquerie était un récidiviste expérimenté et le montant extorqué vraiment pas négligeable.
Être aussi malin que Scapin.
Deux enjeux ont rythmé cette affaire. D’abord, trouver un angle d’attaque autre que le pénal ; ensuite, trouver un moyen de faire appliquer le jugement. Si la personne fautive n’a pas de moyens, pas d’actifs, le client n’obtiendra rien. Dans cette histoire, le client voulait faire licencier le fautif mais pas seulement.
Finalement, c’est sur le plan de la propriété intellectuelle que l’action s’est orientée. Le nom de la société personnelle du salarié fautif était quasiment identique à celui de la filiale chinoise, qui est aussi une marque dûment enregistrée en Chine. L’utilisation de la marque par la société factice sans autorisation a causé par ailleurs des préjudices à son titulaire.
D’aucuns pensent qu’en Chine, la confidentialité, le droit de la concurrence et la propriété intellectuelle, sont peu développés. En effet, culturellement, la copie n’est pas quelque chose de honteux dans ce pays, en témoigne le proverbe « 天下文章一大抄 » (« tous les écrits sous le ciel ne sont que des copies »).
Dans les pièces de Molière, Scapin a le génie du vice, mais dans la pratique en Chine, Scapin peut apparaître comme « un petit sorcier en présence d’un grand ». Les solutions de détournement d’une clause de non-concurrence n’ont pour limite que l’imagination, et la vigilance dans la rédaction d’une clause de non-concurrence doit donc être haute et toute aussi imaginative.
Dans notre affaire de fausse société, le verdict tombe finalement. Le salarié est condamné à verser près d’un million de yuans (soit près de 130000 euros) au titulaire de marque, son employeur. Un montant significatif à l’époque pour une personne physique chinoise. Cela ne sera probablement pas suffisant pour réparer le dommage entier subi par le groupe.
Tous les moyens disponibles pour assurer l’exécution du jugement ont été déployés, ordonnances du tribunal sur la restriction de haute consommation, sur la restriction de sortie du territoire, saisie de comptes bancaires, etc… Le jugement a été bien honoré en sa totalité.
Empêcher Scapin de “scappare”…
La morale de cette histoire ? C’est qu’il n’y a jamais de morale.
Le droit doit tout prévoir. Le contrat, outil de prévision par excellence, doit être visionnaire. Des contrôles et des vérifications – en toutes circonstances – doivent être réels et effectifs, pour entraver toutes les ruses et empêcher Scapin de « scappare ». La rédaction des règles et des mesures doit être pointilleuse, complète et envisager n’importe quelle situation, avec une imagination plus vivace encore que celle qu’un Scapin déploierait pour ses fourberies.